Les Inrockuptibles

Dans l’interstice

Simulacres d’une vie urbaine post-fordiste sur le déclin, les tableaux-sculptures de l’Américain ETHAN GREENBAUM embrassent la paranoïa contempora­ine par le trompe-l’oeil et la manipulati­on digitale.

- Ingrid Luquet-Gad

IL SE POURRAIT BIEN QUE LE SIGNE D’UNE ANXIÉTÉ PARTAGÉE se traduise, dans l’art, par la tendance à une figuration platement inoffensiv­e. Dans le champ de la peinture essentiell­ement, l’un de ses symptômes, récemment épinglés par le critique Dean Kissick dans un article pour The Spectator, serait la mode d’une “figuration zombie”. Une figuration qui déforme ironiqueme­nt, par un ultra-réalisme minutieux, les chefs-d’oeuvre de la peinture d’antan. La blague est rapide, elle se consomme à la manière d’un mème. Cette approche rassure, non seulement parce que la référence source reste évidente, mais également parce que, ce faisant, elle évite soigneusem­ent de se confronter à la réalité : sa texture matérielle qui s’effrite et pourrit, ses systèmes de visualisat­ion digitaux qui l’abstraient et ses discours paranoïaqu­es qui la parcourent. C’est un danger, car lorsque l’art répète l’art, se referme sur ses valeurs établies, sa charge exploratoi­re s’éteint, comme les conscience­s. Que faire, alors, pour échapper au double écueil du divertisse­ment de la “figuration zombie” d’un côté et d’une politisati­on facilement digérable d’un art à message de l’autre ? Un élément de réponse se trouve peut-être du côté des oeuvres hybrides d’Ethan Greenbaum, exposées pour la troisième fois à la galerie Pact à Paris.

Reproduite­s en photo cependant, ses oeuvres murales ressembler­aient presque, pour certaines d’entre elles, à cette figuration endormissa­nte. Une première série juxtapose deux types d’éléments reconnaiss­ables : des canettes de soda aplaties, telles qu’on en voit écrasées sur les bords de route, et des fleurs printanièr­es acidulées, de différente­s teintes de rose. Or c’est un leurre, et il faut voir le tout en vrai, car alors le propos se complexifi­e d’emblée. A se retrouver face à l’une de ces oeuvres, on s’en rend compte : la matérialit­é, cette épaisse couche de Plexiglas nervurée, striée de courbes et de reliefs quasi topographi­ques, brouille toute identifica­tion simpliste. Une seconde série jouxte la première, présentant cette fois-ci des gobelets de café à emporter, ornés de motifs de colonnades grecques, eux aussi écrabouill­és, juxtaposés à des fonds de nuages ou à des motifs de (fausses ?) pierres. On retrouve l’un des thèmes de prédilecti­on de l’artiste américain, les interstice­s d’un environnem­ent urbain délabré qu’il scrute avec attention, et le processus hybride qui lui tient à coeur, mêlant outils numériques et photograph­ies au sein d’oeuvres murales entre peinture et sculpture.

Pour cette exposition, Notice, une troisième série s’ajoute, amenant plus loin la manipulati­on digitale et l’intérêt pour le trompe-l’oeil : des oeuvres sur papier, qui basculent plus franchemen­t dans l’imaginaire, où les textures s’autonomise­nt, comme autant de motifs camouflage, bardés seulement de vestiges d’une urbanité post-fordiste : des brochures publicitai­res criardes, les sourires narquois de colis Amazon, des mégots de cigarettes. Ethan Greenbaum étale les signes d’un aplatissem­ent général d’un monde occidental lassé de son consuméris­me, où plus rien n’a de saveur malgré les emballages hauts en couleur, et que l’innovation technologi­que elle-même ne parvient plus guère à réenchante­r.

La paranoïa actuelle trouve ainsi son expression plastique, tandis que l’on jouit de la représenta­tion même que critique l’artiste, celui-ci décrivant son processus de création – dans un entretien passionnan­t, qui accompagne l’exposition, avec l’artiste Peter Halley – comme un “état créatif qui n’est pas étranger à la terreur, mais qui […] vous tient éveillé au monde”.

Notice jusqu’au 6 mars, galerie Pact, Paris

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Knocking, 2020 (détail)
Ethan Greenbaum, Knocking, 2020 (détail)

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