Les Inrockuptibles

Les pionnières de la musique électroniq­ue

Hébergé sur la plateforme mk2 Curiosity, FAME, le Festival internatio­nal de films sur la musique de la Gaîté Lyrique, présente en compétitio­n Sisters with Transistor­s qui met en lumière les PIONNIÈRES DE LA MUSIQUE ÉLECTRONIQ­UE.

- TEXTE Carole Boinet

“L’HISTOIRE DES FEMMES EST UNE HISTOIRE DE SILENCE, ET DE PARVENIR À PERCER CE SILENCE.” Ainsi débute

Sisters with Transistor­s, film documentai­re de Lisa Rovner narrant l’histoire invisibili­sée des pionnières des musiques électroniq­ues. On ne parle pas ici de DJ mais de chercheuse­s en sons, d’enquêtrice­s de la matière sonore. “C’est l’histoire de femmes qui entendaien­t de la musique dans leur tête”, poursuit la voix off, celle de Laurie Anderson, artiste avant-gardiste qui connut le succès en 1981 avec l’étrange et fabuleux O Superman, signa chez Warner et composa plusieurs bandes originales. Rien d’étonnant donc à ce que cette férue d’expériment­ations et de performanc­es conte l’histoire de ses consoeurs, celles qui choisirent de rompre le silence écrasant l’existence féminine, tel un bloc de ciment.

“And don’t call them ‘lady’ composers” (“Et ne les appelez pas des compositri­ces femmes”), conjure pourtant l’accordéoni­ste et compositri­ce Pauline Oliveros, disparue en 2016, dans une tribune du New York Times parue en 1970, luttant pour être considérée pour sa pratique plutôt que systématiq­uement associée à son genre, de façon infantilis­ante, comme pour signifier qu’il existe les compositeu­rs et les compositeu­rs femmes. Vaste débat agitant toujours la sphère féministe

(et médiatique) quant à l’importance, ou non, de ramener des artistes à leur genre en raison de leur appartenan­ce à une/des minorités politiques afin de les visibilise­r. Pauline Oliveros figure donc parmi les pionnières de ce film qui s’interroge sur ce “transistor” que tentent d’apprivoise­r ces “soeurs”, formant, sans le vouloir, une sororité, celle de la lutte contre un monde qui ne leur donnait pas immédiatem­ent accès à la compositio­n, encore moins électroniq­ue.

Sisters with Transistor­s prend racine dans les révolution­s industriel­les, l’arrivée des machines, des usines, des voitures, entraînant l’éclosion de bruits inédits qui s’invitaient dans un monde dominé jusqu’ici par ceux de la nature et des êtres vivants. Soudain, une existence tierce se manifestai­t, mi-effrayante, mi-magique, un “monde électrifié” dont il fallut “capter le son”, comme le dit si bien Laurie Anderson.

Il y eut surtout le thérémine, premier instrument de musique électroniq­ue consistant en un boîtier relié à deux antennes. Nul besoin de toucher le thérémine pour en tirer un son : la main voltige au-dessus de l’instrument, dirigeant ainsi des oscillateu­rs électroniq­ues et produisant un étrange grincement, non loin du violon ou de la scie.

C’est justement une prodige du violon, la Russe Clara Rockmore, qui apprivoisa le mieux l’instrument. Emigrée aux Etats-Unis, Rockmore croise la route de son inventeur, Léon Theremin. Nous sommes dans la première moitié du XXe siècle, et le thérémine balbutiant ressemble davantage à un objet farfelu émettant des sons tordus qu’à un instrument de musique. C’était sans compter la grâce du geste et l’oreille absolue de Clara Rockmore qui en tombe amoureuse et n’aura de cesse de l’expériment­er, jusqu’à en tirer une musique mélancoliq­ue, chavirante, bouleversa­nte de magie. Les images d’archives la montrant en pleine performanc­e introduise­nt une question qui ne cessera d’habiter le film : où se situe la frontière entre le bruit et la musique ?

Elément de réponse avec une citation de Pierre Schaeffer, père de la musique concrète, reprise par la voix de Jean-Michel Jarre : “Entre le bruit et la musique, il y a la main du musicien.”

A quel moment une musique est musique, et une musique est bruit ? Le bruit peut-il être de la musique ? Tout ceci ne relève-til que du subjectif ? Y a-t-il des règles, des codes, des structures

permettant d’affirmer : ceci est musique ? On ne peut s’empêcher de repenser aux expériment­ations hyperpop de la productric­e écossaise transgenre SOPHIE, décédée le 30 janvier dernier, qui, elle aussi, naviguait habilement entre le bruit et la musique, tordant les sons jusqu’à en extraire des production­s inédites à l’oreille d’auditeur·trices ronronnant dans le vaste bain d’une musique homogène, déversée par une industrie musicale avide d’efficacité et de recettes.

Les bruits environnan­ts sont quasiment à la naissance de toutes les vocations. Pauline Oliveros évoque le ronronneme­nt du moteur de la voiture familiale qui se mêlait aux voix lointaines de ses parents, qu’elle percevait depuis le siège arrière.

“J’étais fascinée par le son qui existe entre deux stations de radio.”

Eliane Radigue, pionnière de la musique électroniq­ue en France dès les années 1950, se remémore le bruit des avions qui décollaien­t de l’aéroport de Nice près duquel elle vivait.

“Je voulais construire de la musique à l’intérieur de ça”,

avance-t-elle poétiqueme­nt. Une photo relativeme­nt célèbre la montre jeune femme tenant un strombe collé à son oreille pour, suppose-t-on, y entendre le bruit de la mer. Dans une interview à Libération publiée en septembre 2020, Eliane Radigue, désormais âgée de 89 ans, raconte : “En ce moment, trois fois par semaine, j’ai droit à une musique qui vient du nettoyage des rues, les deux véhicules qui se suivent, avec l’effet de fade in qui vient d’un bout, jusqu’au mezzo forte en bas de l’immeuble et repart en fade out – des fondements de mon travail – et des reprises quand ils reviennent dans l’autre sens. J’ai plaisir à ça. Très tôt, j’ai aimé écouter le monde, l’eau qui s’écoulait dans un conduit… On a tous des sons aimés.”

Assistante de Pierre Schaeffer puis de Pierre Henry, Eliane Radigue ne découvre le synthétise­ur qu’à son arrivée aux Etats-Unis dans les années 1970, avant d’avoir

“un coup de foudre” pour l’ARP 2500, un synthétise­ur aux allures de tableau de bord de vaisseau spatial, dont elle salue la qualité “de la voix”. Il faut du temps, de la concentrat­ion et un certain abandon pour se plonger dans la musique d’Eliane Radigue qui, longtemps, se sentit bien seule dans sa quête de sons. “Il y avait des jours où je me disais que j’étais complèteme­nt folle”, assure-t-elle. Folle, ou hystérique, parce que différente des attentes de la société des années 1960-1970, décennies pourtant bouillonna­ntes de questionne­ments des normes et de renverseme­nt des carcans. Mais si l’on retient les noms de Schaeffer et de Henry, celui de Radigue passe un peu plus à la trappe, même si sa présence au Festival internatio­nal de l’Ircam, ManiFeste-2020, a remis en lumière son travail. “Je suis née dans un univers de macho, ce que je voulais moi, c’était apprendre”,

dit celle qui entendait fréquemmen­t en studio : “Ce qu’il y a d’agréable à avoir Eliane dans les studios, c’est que ça sent bon.”

Le sous-texte de ce documentai­re pourrait être la difficile accession des femmes au savoir. Rangées dans la catégorie des muses et/ou des interprète­s, les artistes femmes ont des

Les bruits environnan­ts sont quasiment à la naissance de toutes les vocations. Pauline Oliveros évoque le ronronneme­nt du moteur de la voiture familiale qui se mêlait aux voix lointaines de ses parents

difficulté­s à accéder aux pratiques de compositio­n, d’autant plus lorsqu’il s’agit de machines inconnues, qui effraient déjà un auditoire habitué aux instrument­s “classiques”. C’est une histoire de la déterminat­ion que narre Laurie Anderson.

“Nous n’avions aucun modèle”, rappelle Laurie Spiegel, autre compositri­ce américaine, pilier du film. “Tous les compositeu­rs étaient de vieux mecs blancs décédés. Je n’avais donc jamais pensé faire ça.” Spiegel le fera pourtant, créant notamment le sublime morceau Appalachia­n Grove, qui dit à lui tout seul l’univers, les trous noirs, le big bang, la matière en fusion et le biotope.

Mais voilà, avec les musiques expériment­ales, l’auditoire est souvent aussi important que l’émettrice. Peu habituée aux contorsion­s, l’oreille se montre réfractair­e, timide, fuyante face aux sons atypiques, voire dérangeant­s. “La façon dont une communauté écoute, c’est sa façon de créer sa culture”, martelait pourtant Spiegel. Loin d’une démarche élitiste, c’est bien plutôt un élan aventureux que proposent ces pionnières. A l’image de Daphne Oram, première héroïne de la musique concrète en Angleterre et fondatrice du BBC Radiophoni­c Workshop… en 1958. Une belle ode à l’esprit du DIY, encouragea­nt à faire les choses par soi-même avec les éléments à sa dispositio­n, sans attendre davantage de moyens.

Sisters with Transistor­s de Lisa Rovner (E.-U., 2020, 1 h 26), en compétitio­n FAME en ligne sur la plateforme mk2 Curiosity du 18 au 25 février

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 ??  ?? Clara Rockmore au thérémine, en 1928
Clara Rockmore au thérémine, en 1928
 ??  ?? Eliane Radigue en 1970, pionnière française
Eliane Radigue en 1970, pionnière française
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La compositri­ce américaine Pauline Oliveros en 1959
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