Les Inrockuptibles

( PEDRO WINTER ANCIEN MANAGER DE DAFT PUNK)

“Une sorte de hara-kiri au sommet”

- Propos recueillis par Carole Boinet

“Personne ne pouvait imaginer leur séparation, c’est une décision que Thomas et Guy-Man ont prise seuls. J’ai attendu d’avoir Thomas au téléphone pour y croire. C’est même lui qui m’a remonté le moral ! Ça m’a fait quelque chose de lire cette annonce, et de recevoir 130 textos… Répondre à tes questions me donne envie de prendre le temps de digérer tout ça, et pourquoi pas de commencer à écrire, à noter tous ces souvenirs, ces émotions que j’ai vécues avec l’un des plus grands groupes du monde.

D’abord, je salue l’honnêteté artistique d’un groupe qui n’a jamais flanché. Flanché face au succès, aux critiques, au temps. Une sorte de hara-kiri au sommet, seuls les grands samouraïs en sont capables. Pourquoi maintenant ? Il leur reste la moitié de leur vie pour se réinventer et, j’en suis sûr, pour continuer à faire de la musique, autrement, en imaginant sûrement un nouveau modèle, mais en solo… Il faut quand même faire la part des choses entre la fiction, l’image d’Electroma et la réalité. La violence de l’extrait est à la hauteur de la déflagrati­on de cette nouvelle. Ils sont jusqu’auboutiste­s, perfection­nistes et ont un courage assez légendaire. Cet épilogue est une oeuvre à part entière.

Orchestrer ses adieux, c’est le luxe de l’art, Daft Punk ne s’arrête pas aux sillons d’un disque ; c’était un concept global. Ils ont samplé Stanley Kubrick, Bernard Edwards, George Lucas et Giorgio Moroder ; ils composent avec des notes et des images. Les Daft ont ouvert la route, ou plutôt l’autoroute ! La musique électroniq­ue était déjà en train de bouillonne­r aux quatre coins du monde, mais c’est en France que la fusion était parfaite, l’explosion nucléaire est partie d’ici. Ils ont surtout décloisonn­é les choses. La musique undergroun­d n’avait plus de limite, ou plutôt elle n’était plus destinée qu’aux initiés. Les regards se sont tournés vers la France : Cassius, Air, Etienne de Crécy, St Germain, Laurent Garnier, tous ces artistes ont consolidé un élan créatif et musical français, plus rien ne pouvait les arrêter. Il faut saluer Emmanuel de Buretel [patron de Virgin France en 1996, qui a signé Daft Punk], l’architecte qui a consolidé les fondations de ce mouvement. Virgin France a réussi à fédérer pour la première fois de son histoire toutes les succursale­s étrangères. Daft Punk était une priorité chez Virgin US aux côtés des Smashing Pumpkins et de Janet Jackson.

Mon album préféré ? J’aime choisir Human after All par contradict­ion avec l’accueil que l’album a reçu à l’époque. C’est aussi le disque le plus spontané du groupe, composé dans le salon transformé en studio du premier appartemen­t de Thomas. Le côté Black Sabbath qui rencontre Robert Palmer en rave était juste parfait ! Ce troisième album est aussi la colonne vertébrale du show de Coachella en 2006. La moitié du tracklisti­ng est construite sur les bases de Human after All. J’ai tellement de souvenirs avec eux : Montmartre, l’avenue Junot, le ‘rocher de la Sorcière’, et le home studio de Thomas chez ses parents… C’est ici que tout a commencé, dans le XVIIIe, c’est aussi rue Lepic que le groupe m’a proposé de travailler avec eux. Je suis très attaché à cette colline. Nos bureaux Daft Trax étaient aussi perchés ici, juste en face de chez Etienne Daho. Composer Discovery en renversant la table, quitte à se couper de l’undergroun­d. Souvenez-vous des premières critiques…

Imaginer un long métrage avec Leiji Matsumoto, écrire Interstell­a 5555, produire quatorze vidéos : oui, ça demande du temps, de l’argent, mais surtout du travail et donc de cogiter un peu. Il n’y a dans cette démarche artistique aucun cynisme, nous étions face à des artistes absolus. Daft Punk va manquer au paysage musical et à la culture française. Daft Punk, c’était vraiment ‘internet avant l’internet’ pour paraphrase­r Kanye [West] en parlant de la marque Colette. Ils avaient une capacité de diffusion et de pénétratio­n incroyable pour l’époque et pour le style musical qu’ils représenta­ient.

Même si, depuis dix-huit ans avec Ed Banger Records, j’essaie de faire vivre un esprit daftien, on peut parler d’eux comme d’un courant philosophi­que. Quand je parle d’esprit, je fais allusion aux méthodes, à la passion, à l’indépendan­ce et à la capacité d’investir pour nourrir encore plus de création. La relève ne sera pas en musique mais ‘en esprit’ – et là, je paraphrase Heuss l’Enfoiré.”

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(en blanc), le regretté Philippe Zdar à ses côtés, Emmanuel de Buretel (alors boss de Virgin). Devant lui, Boombass de Cassius, et Michel Gondry à droite
Pedro Winter (en blanc), le regretté Philippe Zdar à ses côtés, Emmanuel de Buretel (alors boss de Virgin). Devant lui, Boombass de Cassius, et Michel Gondry à droite

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