Manuel de savoir-rire
Le cinéaste hors la loi JOHN WATERS partage ses mémoires de “vieux dégueulasse” dans lesquelles il réactive toutes les insolences de son éternelle immaturité underground. Une leçon d’incorrection jubilatoire miraculée par un humour pulvérisant.
IL Y A SUR LE VISAGE DE JOHN WATERS UN DÉTAIL INTRIGANT : une fine moustache, comme dessinée au crayon à sourcils, qui lui confère un air de masculinité d’autant plus singulière qu’au fil de ses seize films et autres documentaires il n’est pas devenu fameux du côté d’un genre, notamment sexuel, bien défini (voir le bien nommé Female Trouble, en 1974). C’est donc avec une curiosité avide qu’on se rue sur la publication de son autobiographie dont le titre est déjà une promesse :
M. Je-sais-tout. Conseils impurs d’un vieux dégueulasse. Ce qui suit est à la hauteur et secoue bien des convictions. Syndicalistes de la bienséance, chien·nes de garde de la correction, dégagez ! Non seulement ce livre ne peut rien pour vous, mais surtout il ne peut pas vous encadrer.
C’est sa notoriété tardive mais certifiée par une flopée de prix, d’hommages et de rétrospectives qui a incité
John Waters à ruer : “J’ai produit une oeuvre d’art intitulée Douze Trous de balle et un pied sale, composée de gros plans extraits de films porno, et un musée l’a acquise pour sa collection permanente sans que personne se fâche. Qu’est-ce qui a bien pu se passer, bordel ?” Son entreprise rageuse et ravageuse consiste donc à se rendre de nouveau inacceptable.
“Bon sang, j’ai soixante-treize ans et mes rêves ont été exaucés. Est-ce que c’est pas à gerber ?” Peut-être, mais c’est surtout à vomir de rire.
L’affaire, qui n’est pas son coup d’essai, Waters ayant déjà signé plusieurs livres, se présente comme un recueil de modes d’emploi “pour atteindre une sorte de sérénité ultramoderne”. Sur la famille (penser à recharger le cubi d’arsenic) ; l’éducation (“pour enseigner aux enfants un usage correct et responsable des poppers”) ; la cuisine (recette des brochettes de chatons) ; la mode et le vieillissement
(“Se balader en short et sans chaussettes en hiver, ça ne fait pas jeune, ni viril, c’est juste aussi crétin que l’expression ‘température ressentie’”) ; les voyages en avion (gerbe de première classe !) ; le rap (beurk !) ; Justin Bieber (“une sorte de mélange de Jim Morrison et de Shirley Temple”)
et Maria Callas (“Quiconque ayant eu Pier Paolo Pasolini pour meilleur ami et s’étant fait larguer par Aristote Onassis parce qu’il voulait se marier avec Jackie Kennedy sait crier avec grâce, style, hauteur et abandon total”).
Quand il se penche sur son enfance à Baltimore où il naît en 1946, il note : “Tout ce que je sais, c’est que je suis né avec un boulon en moins.” La suite consistera à aggraver ce dérèglement : “Rien de pire que de gâcher les troubles de la personnalité.”
A 16 ans, il trouve sa voie en deux parallèles qui se croisent : d’une part, l’homosexualité, révélée par son entrain à se masturber sur les tubes d’Elvis Presley ; d’autre part, le cinéma, mais dans une acception que l’auteur lui-même peine à cerner. Il parle de “crimes d’insubordination cinématographique”.
Et pour qualifier son gang fidèle de collaborateur·trices : “On était des raclures underground.” A cet égard, le récit
du tournage de Polyester (1981) est un sommet. Ce “vaudeville tragique” fut réalisé dans un pavillon de la banlieue de Baltimore. “A part quelques-uns
(qui ont rejoint l’équipe), la plupart des voisins nous ont haïs. Il leur a fallu un certain temps pour comprendre que le mec en surpoids et mal rasé qui se pointait en combinaison d’éboueur tôt le matin et celui qui plus tard sortait de la maison affublé d’une robe en courant et en gueulant ‘Au secours !’ étaient la même personne.” C’est-à-dire la divine Divine, née Harris Glenn Milstead, ami d’adolescence de Waters et star de tous ses films jusqu’à sa mort en 1988.
Il serait cependant malpoli de réduire John Waters à ses “fantaisies”, même si elles synthétisent tout ce à quoi on devrait aspirer : “La parodie de l’enthousiasme, la confusion des genres sexuels, et la critique de la norme par la dérision.” A plusieurs reprises, il se déclare politiquement insurrectionnel, jusqu’à espérer une nouvelle révolution sexuelle où gays et lesbiennes auraient des rapports les uns avec les autres. “Une nouvelle minorité en résulterait. L’hétérosexualité gay. De quoi embrouiller jusqu’aux leaders LGBTQ les plus progressistes.”
En conclusion, le slogan d’un “vieux sage”, qui, on le souhaite, a de l’avenir : “Ne faites pas les idiots, faites les rebelles ! Bougez-vous, foutez la merde, quel que soit le pouvoir en place. L’agitation est une fontaine de jouvence. Qu’elle coule à flots.”