Les albums
En quatre albums et deux live, les Daft Punk ont changé la face de la musique électronique en France et dans le monde. REVUE DE LEUR DISCOGRAPHIE pour se replonger une fois encore dans leur oeuvre.
HOMEWORK 1997
Un premier album comme le précipité d’une discothèque pléthorique où les Daft Punk se révèlent en machine à danser ravageuse. Des tubes appelés à devenir planétaires.
Quand le premier album de Daft Punk paraît le 20 janvier 1997, personne n’imagine encore la déflagration, la secousse tellurique qu’Homework va produire sur l’échelle de Richter de la planète musicale. Pourtant, le disque divise une partie de la critique, jusque dans ces colonnes. Dans la foulée du succès international du maxi Da Funk, Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo forment le duo le plus prisé et encore reconnaissable de la French Touch, qui ne manque pas de binômes étoilés (Motorbass, Air, Cassius). A l’instar du livret intérieur de Homework, qui expose toutes leurs obsessions musicales (du poster de Kiss à l’autocollant d’Andy Gibb, de la pochette de Chic à la carte postale des Beach Boys, en souvenir de leur premier groupe Darlin’), ils révèlent une machine à danser et à penser la musique électronique.
Chez Daft Punk, chaque album est inspiré par un nouveau concept. Révolutionnaires sans avoir l’air d’y toucher ( Revolution 909, sans conteste leur plus beau morceau de house), ils affirment leurs ambitions brassées dans le shaker de toutes leurs références (le globe terrestre mis en scène dans le livret), revendiquant ouvertement leurs Teachers à travers une énumération vocodérisée (George Clinton, Brian Wilson, Louie Vega, Derrick Carter, Todd Edwards, Romanthony, le futur porte-voix de One More Time). “Homework, c’était une manière de partager nos influences, de montrer qu’il n’y avait pas que la techno. C’était pouvoir parler de Brian Wilson, de Thin Lizzy, des Beatles. Partager ces choses-là, se dire qu’on allait peut-être faire découvrir des albums aux gens : c’était l’objectif. C’était arrogant et maladroit”, expliquera Guy-Manuel de Homem-Christo, dix ans plus tard, dans Les Inrockuptibles.
Ce grand écart permanent est consubstantiel à la trajectoire de Daft Punk, qui mélangera dans sa carrière tous les contraires : de Gaspar Noé à Walt Disney, de Julian Casablancas à Leiji Matsumoto. “On a toujours aimé la douceur et la brutalité”, affirmait un jour Thomas Bangalter sur les ondes de Radio Nova.
Dès son deuxième maxi, édité par le label écossais Soma, Daft Punk cultivait savamment ce paradoxe apparent en juxtaposant Da Funk et Rollin’ & Scratchin’, les deux faces mélodiques et radicales des futurs casqués. D’où ce premier album rempli à ras bord (73 minutes, déjà une totale hérésie en 1997 !), qui synthétise la discothèque du jeune duo parisien (22 ans chacun) en 16 pistes et que l’on entendra bientôt
Around the World, pour reprendre le titre de leur premier hymne planétaire aux réminiscences disco seventies.
Portés par leur amour commun du rock
(Rock’n’ Roll) jusque dans l’imagerie de la pochette (ce fameux logo orangé “Daft Punk” cousu sur du satin noir), tout en écumant les raves et en s’inspirant du modèle Screamadelica (Primal Scream, 1991, produit par le DJ Andrew Weatherall), Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo font faire un pas de géant à la techno. Mais qui peut sincèrement imaginer la suite stratosphérique ?
DISCOVERY 2001
Il y a vingt ans, les robots de Daft Punk publiaient un deuxième album qui allait redéfinir les contours de la musique pop pour la faire entrer de plain-pied dans le nouveau millénaire.
L’annonce de la séparation de Daft Punk, en pleine pandémie et à quelques jours du vingtième anniversaire de Discovery, fait l’effet d’un choc. Peut-être parce que le chef-d’oeuvre des robots contient en substance tout ce dont la crise sanitaire nous a privé·es : l’euphorie, la fête, les excès, et même le droit à une saine mélancolie. Peut-être aussi que la maestria jouissive et ludique de Discovery,
faisant la nique au bug de l’an 2000, est tout ce dont nous avons besoin dans notre climat d’incertitude.
Fruit d’une grande entreprise de digestion et de reconfiguration de l’odyssée des musiques dansantes, Discovery n’est pas un simple disque festif, il est, par essence, la fête : dans son approche joueuse, dans ses débordements et ses outrances, mais aussi dans cette synchronicité où chaque épiphanie semble magiquement à sa place, d’une précision imparable. Car si Discovery
parachevait la mutation de Thomas Bangalter et GuyManuel de Homem-Christo en robots casqués, c’est la mécanique du coeur, un abandon “humain après tout”, qui est à l’oeuvre derrière cette machinerie rutilante et parée pour les dancefloors – une dichotomie essentielle dans la carrière de la paire de cyborgs.
En résulte cet invraisemblable équilibre entre la précision et l’orfèvrerie de l’échantillonnage des samples soul, funk ou rock qui construisent le disque et la spontanéité d’une musique qu’on jurerait jouée live par instants. De cette authentique teuf gravée sur sillon, démultipliée en fichiers mp3 et longue de 14 titres, on ne se remettra jamais vraiment. Pas plus que de la sidération provoquée par l’enchaînement introductif One More Time, Aerodynamic, Digital Love, Harder, Better, Faster, Stronger, de l’excitation de gosse dopé au sucre de Crescendolls, de la sublime ballade Something about Us, des larmes sur le slow de la soirée, Veridis Quo, et de la loop addictive de Too Long.
Un album comme une boucle répétée à l’envi, jusqu’à plus soif, comme nous enjoint à le faire le morceau inaugural, juste “encore une fois”.
Accompagnant la sortie de ce disque monde, la forme de
space opera du film d’animation Interstella 5555 de
Leiji Matsumoto (le créateur d’Albator) cristallise finalement à merveille les obsessions formelles de Discovery : une vision ambitieuse, résolument rétrofuturiste, mais surtout hors cadre et hors du temps, pétrie d’influences bien trop foisonnantes pour être dénombrées mais capables de faire advenir ce nouveau terrain de jeu et d’expression artistique. Discovery est un appel à l’aventure, à la fuite en avant et une manière de détricoter les coutures de la musique pop – dont le sample, référentiel par nature, est un agent idéal. A tel point que Daft Punk semble avoir parasité pour toujours – et pour le meilleur – notre imaginaire pop collectif. Théo Dubreuil