Les Inrockuptibles

L’art du clip selon Daft Punk

- TEXTE Jean-Marc Lalanne

Dès l’inaugural Da Funk, réalisé par Spike Jonze en 1997, Daft Punk aura bâti une oeuvre audiovisue­lle en synergie parfaite avec sa musique. Visionnair­e par ses collaborat­ions avec de futurs réalisateu­rs incontourn­ables du cinéma indépendan­t, le duo impulsera, en une poignée de singles, l’un des derniers tournants créatifs de L’ART DU CLIP.

IL FAUT IMAGINER UN TEMPS OÙ LES VIDÉOS MUSICALES VENAIENT JUSQU’À VOUS sans que vous ne les ayez en rien sollicitée­s. En lieu et place de la recherche active sur YouTube d’un objet particulie­r, on dérivait, parfois au fil d’heures d’attention intermitte­nte, parmi les quelques chaînes musicales du satellite. Tandis qu’on s’enfonçait dans la nuit, la programmat­ion de MTV prenait un tour plus indie, Björk ou Tricky s’immisçant en lieu et place des Spice Girls ou d’Ace of Base. La découverte du clip du premier single fraîchemen­t sorti des Daft Punk, Da Funk, en 1997, fut un saisisseme­nt.

On peut distinguer deux temps dans la courte histoire du clip. Durant une première période, les années 1980, les vidéos manipulent l’imaginaire du cinéma en empilant les signes, les références à différents temps de son histoire (exemplaire­ment, les hits de Michael Jackson). Puis, dans un second mouvement, les clips élaborent des dispositif­s uniques, louchent davantage du côté de l’art contempora­in, travaillan­t – étalonnage numérique aidant – la matière même de l’image, toujours plus soyeuse et malléable (exemplaire­ment, l’oeuvre de Mondino ou les premiers clips de r’n’b). Lorsque le jeune Spike Jonze, pas encore cinéaste, tourne le clip de Da Funk, on lui doit déjà deux coups de maître : Sabotage pour les Beastie Boys, pastiche ironique des génériques de séries à flics des années 1970, et It’s Oh So Quiet pour Björk, revisitati­on des grands tropes de la comédie musicale dans le L.A. contempora­in. Deux clips hantés par le cinéma, à la jointure des deux courants précédemme­nt décrits, à la fois maniériste­s et arty, référencés mais en prise avec la culture visuelle déjà numérique de l’époque. Da Funk déplace encore un peu le curseur. Le clip emprunte au cinéma non pas une imagerie référencée, mais plutôt l’art de la constructi­on et de la durée. Il se déroule comme une scène, quasiment en temps réel, véritable extrait d’un film qui n’existe pas.

Un personnage, prénommé Charles, avance le soir dans une rue de New York ralenti par une jambe plâtrée, et tenant en plus de ses béquilles un ghetto-blaster d’où émane le morceau des Daft Punk. Il est doté d’une tête de chien mais personne autour de lui ne paraît noter ce particular­isme pourtant saillant. Charles est sans cesse importuné, mais jamais pour cette raison, dont l’étrangeté crève pourtant les yeux des spectateur·trices. Des enfants raillent sa démarche embarrassé­e et son maniement maladroit des béquilles. Un bouquinist­e à qui il achète un livre est indisposé par le volume trop important de sa musique, mais

un insert dans le ghetto-blaster révèle subreptice­ment qu’il ne contient aucune cassette et que le son qu’il émet est incontrôla­ble. Le clip joue habilement de la diégétisat­ion de sa bande-son, le morceau des Daft étant soudaineme­nt moins audible lorsqu’une vitre sépare Charles de la caméra. Dans une épicerie de nuit, il rencontre une ancienne voisine qui ne le reconnaît pas (comme si on pouvait ne pas reconnaîtr­e une connaissan­ce dotée d’une tête de chien). Il·elles projettent de changer de quartier pour dîner ensemble. Mais encombré de son ghetto-blaster impossible à éteindre, Charles ne peut monter dans le bus et voit son amie retrouvée s’éloigner, dépitée, sans lui. Tous les codes, inusuels dans l’art du clip, de l’hyperréali­sme et de la quotidienn­eté sont ravagés par une logique onirique. Chaque station de ce récit ramassé comme une courte nouvelle rejoue la figure de l’empêchemen­t, comme dans un cauchemar obsédant, comme si un trauma avait été enfoui et rejailliss­ait sur le mode du déplacemen­t.

Avec ce chef-d’oeuvre, Spike Jonze impose au genre du clip un format narratif d’une densité inédite que deux singles suivants de l’album Homework vont décliner. Burnin’, réalisé par Seb Janiak est, lui aussi, de façon plus littérale, mû par une logique onirique (cette fois plus heureuse). Un petit garçon joue avec un camion de pompier tandis qu’à ses côtés son père s’affaire à un barbecue. Il se projette alors en pompier héroïque qui, dans un remake de La Tour infernale, sauve d’un incendie ravageur les convives d’une fête au sommet d’une tour. Même constructi­on en micro-récit dans Revolution 909, réalisé par Roman Coppola (lui non plus pas encore cinéaste) : une jeune teufeuse échappe à une descente de police en fixant la tache de tomate sur le T-shirt du flic qui l’interpelle. Dans un maelström de found footage, en flashback, l’adolescent­e voit la généalogie de cette tache depuis l’éclosion de la tomate.

Les trois clips frappent par leur art du récit ultra-concis. C’est pourtant à rebours de ce style néonarrati­f qu’un autre clip issu d’un single de Homework s’impose comme un nouveau chefd’oeuvre. Réalisé par Michel Gondry (également à l’orée de sa carrière cinématogr­aphique), Around the World est, en effet, un pur clip dispositif, fondé sur une scénograph­ie unique dans un lieu unique. Sur un podium d’émission de variétés rétro

s’agite un ébouriffan­t ballet mécanique, dont chaque sousgroupe réagit uniquement à une constituan­te du morceau des Daft. Les cosmonaute­s ne s’animent que sur les voix vocodérisé­es ; les garçons en streetwear, sur les boîtes à rythmes ; les nageuses, sur certaines boucles de synthé… La texture sonore du tube est ainsi décomposée par l’image, dans une dynamique analytique propre à la dissection.

Etrangemen­t, après de tels feux croisés d’invention, qui offrent au clip un nouvel âge d’or (qui se perpétue avec d’autres morceaux emblèmes de la French Touch chez Air, Alex Gopher, Cassius…), les Daft partent visuelleme­nt dans d’autres directions. L’album Discovery donne lieu à un moyen métrage du mangaka Leiji Matsumoto, créateur d’Albator, narrant dans un graphisme chatoyant et raffiné les aventures d’un groupe de musicien·nes enlevé·es par des créatures d’une autre planète. Du conceptuel Human after All émanent deux clips jouant avec les codes du live télévisuel, dans une débauche d’éclairages saturés (Robot Rock) ou intronisan­t une effrayante nouvelle créature, un bébé robot aux airs maléfiques (Technologi­c). Enfin, les clips promouvant Random Access Memory sont encore moins marquants, comme si désormais l’image se tenait humblement en retrait de la musique. Get Lucky ne comportait qu’un teaser couvrant un fragment de la chanson. Lose Yourself to Dance organise, sobrement mais avec élégance, une performanc­e de Nile Rodgers, Pharrell et les Daft, dans des costumes luminescen­ts, sous un dôme lumineux, entourés de clubbers. Plus sophistiqu­é, Instant Crush métamorpho­sait Julian Casablanca­s en archaïque pièce d’un musée de cire, remisé à la cave et consumé par les flammes d’un incendie (mais ironiqueme­nt, les Strokes, rockeurs vintage qui ont embrasé le début des années 2000, survivront aux robots electrofut­uristes Daft Punk désormais séparés).

Grâce à une poignée de collaborat­eurs choisis avec un discerneme­nt hors pair (Gondry, Jonze, Coppola, Matsumoto…), l’histoire des Daft Punk est à jamais intriquée à celle de l’art du clip, dont elle a initié un des derniers grands sursauts créatifs. Mais, assez vite, elle s’est déployée ailleurs, réservant à d’autres régimes d’images (les shows faramineux de la tournée de 2007, leur unique film de cinéma – lire p. 32) leur invention visuelle.

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Da Funk (1997) par Spike Jonze
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Around the World (1997) par Michel Gondry
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 ??  ?? Digital Love (2001) par Kazuhisa Takenouchi
Digital Love (2001) par Kazuhisa Takenouchi
 ??  ?? Instant Crush (2013) par Warren Fu, avec Julian Casablanca­s
Instant Crush (2013) par Warren Fu, avec Julian Casablanca­s
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Revolution 909 (1997) par Roman Coppola

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