Les Inrockuptibles

Coco pour Dessiner encore

- TEXTE Vincent Brunner

Six ans après l’attentat de Charlie Hebdo, la dessinatri­ce et ancienne collaborat­rice des Inrockupti­bles COCO revient, dans Dessiner encore, sur l’abîme de culpabilit­é qu’elle a connu depuis. Un roman graphique cathartiqu­e et bouleversa­nt, qui lui permet aussi de célébrer la vie.

“DANS L’ESPACE, PERSONNE NE VOUS ENTENDRA CRIER.” Pendant un temps, pour introduire Dessiner encore, Coco a songé à reprendre l’accroche figurant sur l’affiche du premier Alien de Ridley Scott (1979). Parce qu’elle raconte dans ce livre sa solitude et sa souffrance à la suite de l’attentat du 7 janvier 2015 au sein de la rédaction de Charlie Hebdo. Lors de cette tragédie, la dessinatri­ce, elle, n’a pris aucune balle, mais a reçu une blessure invisible, aspirée par un trou noir de culpabilit­é.

Alors qu’elle fumait une cigarette dehors, elle a été sommée par les terroriste­s, les frères Kouachi, de les guider jusqu’à la rédaction de l’hebdomadai­re – dont elle venait de s’éclipser pour aller récupérer sa fille à la garderie. Menacée par les kalachniko­vs, prise en otage, elle a été contrainte de composer le digicode et de laisser entrer les assassins. Dans Dessiner encore, Coco consacre une dizaine de planches bouleversa­ntes à cet épisode traumatiqu­e. “Une scène d’une fulgurance folle, quelques secondes, une minute peut-être. Mais, quand on la vit, chaque instant dure une éternité.” Elle raconte comment, sous le coup de l’effroi, elle se trompe d’abord d’étage, implorant à genoux les terroriste­s de ne pas la tuer. En septembre dernier, appelée à la barre lors du procès des attentats de janvier 2015, elle a ému l’assemblée en adoptant, lors de son témoignage, la même position de la condamnée à mort en sursis, genoux au sol et mains derrière la tête.

“Au bout de trois ans de thérapie, le psy m’a aidée à prendre une certaine distance, explique-t-elle avec pudeur. Lorsque vous parlez de l’attentat, vous n’êtes plus au milieu des morts mais juste à côté. Quand j’étais à la barre, je me suis fait violence, je me suis obligée à y retourner. Dans ce moment où je me suis vue mourir, j’ai eu ce réflexe que j’ai répété au tribunal parce que c’était la parole de mon corps. Je ne voyais pas d’autre moyen de toucher du doigt ce moment-là.”

Elle ajoute : “Ça m’a fait du bien d’être enfin écoutée par quelqu’un d’autre que le psy.”

Dans son livre, à la reconstitu­tion de sa confrontat­ion avec les Kouachi succède une séquence poignante où elle imagine comment elle aurait pu ne pas leur obéir. Entrecoupé­es de cases rouge sang, ces variantes autour du thème “Et si ?” se multiplien­t jusqu’à former une effrayante mosaïque, reflet de la confusion

mentale qui a été la sienne. “Cette culpabilit­é a été tellement obsédante”, reconnaît-elle. Au point que si elle a lu les livres de Luz, Catherine Meurisse, Riss et Philippe Lançon – “Je ne me suis pas reconnue dans Le Lambeau [Philippe Lançon, Gallimard, 2018], où je paraissais empotée” –, il lui était inenvisage­able de donner sa propre version des événements et de reconnaîtr­e qu’elle aussi était une victime. “J’ai mis longtemps à me rendre compte de mon traumatism­e. Déjà parce qu’après l’attentat il fallait continuer le journal. C’était impensable d’arrêter. J’étais en train de me construire en tant que dessinatri­ce de presse et, d’un coup, ils avaient tout pété. J’avais l’impression que si j’arrêtais les Kouachi auraient encore gagné : un autre dessinateu­r qui ne dessine plus.”

Alors, elle poursuit sa collaborat­ion avec Charlie Hebdo, entamée en 2008, continue d’illustrer pour Les Inrocks les “Billets durs” de Christophe Conte. Le dessin comme un radeau, une bouée pour éviter le naufrage. “C’était comme la dernière branche à laquelle s’accrocher, la chose à ne pas lâcher, sinon je tombais.”

Dessiner devient l’unique moyen de combattre ses obsessions et son face-à-face mental avec les fantômes des terroriste­s. “Je me couchais à 3 h du matin, je repoussais le plus possible ce moment parce que c’est là où tout revenait.”

Comme Catherine Meurisse, qui en témoigne dans La Légèreté

(Dargaud, 2016), Coco connaîtra aussi des pertes de mémoire. “J’avais tellement le nez dans le journal, tout ça me tournait tellement dans la tête que je ne sais même pas comment ma fille a grandi.”

Elle ressent alors une grande solitude, causée par cette incapacité à partager son fardeau. “Je ne pouvais pas en parler aux gens de Charlie, ça les aurait renvoyés à ce qu’ils ont vécu de plus atroce. Avec mon conjoint, ça a aussi été très difficile. Il y avait dans mes agissement­s à la maison une forme de violence.Vous dévoilez quelque chose de vous presque flippant. Après le 7, une partie de moi est morte.”

Dévastée intérieure­ment, elle devra trouver le temps d’entamer une thérapie pour s’abstraire de ses dangereuse­s obsessions. En novembre 2019, elle jette les premières pages d’un projet qui la rebutait jusque-là : s’épancher dans un livre cathartiqu­e. “Il y avait l’échéance du procès à venir et je me suis aussi rendu compte que, même dans ma famille, des gens ne se souvenaien­t plus vraiment de ce que c’était, le ‘7’. Il était temps que je prenne part à cette histoire collective.”

S’inspirant de La Vague, l’estampe du peintre japonais Hokusai, elle se met alors en scène balayée par les flots. Filant cette métaphore graphique tout au long de Dessiner encore, elle manie les aquarelles et fait exploser le cadre de la planche pour mieux imager ses sentiments. “C’était tellement difficile à dire que j’avais besoin d’un peu d’espace pour laisser respirer. J’ai pris des risques. Mais, même quand je ne me crois pas capable de faire certaines choses, une fois dedans, je suis une vraie grosse bosseuse.”

Il y a quelques jours, la dessinatri­ce a découvert le roman graphique In Waves (Casterman), une belle surprise de 2019 où l’Américain A. J. Dungo, avec une sensibilit­é proche de la sienne, évoque sa petite amie disparue, en utilisant le surf comme véhicule de ses émotions. “Lui aussi parle du deuil en se donnant de l’espace, avec de grandes planches.” Son deuil à elle, elle le fait, comme dans Indélébile­s de Luz (Futuropoli­s, 2018), en remontant le temps pour que revivent ces mort·es dont elle ne

“Il y avait dans mes agissement­s à la maison une forme de violence. Vous dévoilez quelque chose de vous presque flippant. Après le 7, une partie de moi est morte”

peut toujours pas parler au passé. “Cabu et les autres, j’ai réalisé bien après combien c’était un privilège de les avoir connus.”

Elle revient sur la joie suscitée par la publicatio­n de son premier dessin ou ce reportage, trois semaines avant les attentats, sur les intégriste­s catholique­s. “Ces moments, je voulais montrer qu’ils resteront toujours en moi. Je ne pouvais pas, non plus, ne pas partager tout ce qui montrait la légèreté, la drôlerie de l’équipe.”

Pour toutes ces raisons, plutôt que l’horreur d’Alien, elle a choisi d’introduire son livre par une citation d’Ode à la vie – “Elle a jonché d’or et de jade ma routine…” –, chanson poétique de Bashung écrite avec le parolier Jean Fauque. “Parce que, même s’il contient des passages durs, c’est avant tout un livre sur comment on s’accroche à la vie. Comme la vague et le tumulte émotionnel te portent, la pochette de Fantaisie militaire, l’album où figure la chanson, avec Bashung entouré de lentilles d’eau, me parlait également.”

La musique, cependant, elle ne l’écoute plus avec la même frénésie. “Avant, j’avais tout le temps le casque sur les oreilles. Maintenant, à part chez moi ou dans des endroits où je me sens en sécurité, ça m’est devenu impossible tant je suis hyper-vigilante.”

Si elle parle d’apaisement, elle sait que, comme dans son livre, la vague finit toujours par revenir. “La violence est toujours en moi, plus ou moins en sommeil, plus ou moins éveillée. Elle ressurgit en fonction de l’actualité.” Elle se rappelle ainsi sa dernière rencontre inopinée avec son ex-collègue Luz alors qu’elle sortait de l’enregistre­ment de l’émission d’Arte 28 Minutes, où elle dessine régulièrem­ent en direct. “C’était très fort comme moment. J’ai senti que, pour lui comme moi, c’était comme si on sentait le ‘7’ tous les deux et que l’on ne s’était pas lavés depuis. J’aimerais bien le revoir quand ça sera plus léger pour tout le monde.”

Dessiner encore (Les Arènes), 350 p., 28 €. En librairie le 11 mars

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