Les Inrockuptibles

Etat des lieux

La prochaine CÉRÉMONIE DES CÉSAR le 12 mars intervient dans un secteur en crise, confronté à des problèmes de calendrier et de financemen­t autant qu’à des interrogat­ions sur ses instances. ÉTAT DES LIEUX à travers cinq sujets clés.

- TEXTE Théo Ribeton

CE DEVAIT ÊTRE LA FÊTE D’UNE ACADÉMIE RAJEUNIE, DIVERSIFIÉ­E ET SURTOUT RÉCONCILIÉ­E, un an après le scandale Polanski – “débarrasse­r les César de leur image toxique”, dixit le vice-président Eric Toledano. La galère ne s’avance pas pour autant sur une mer d’huile, à en croire les remous agitant déjà une soirée qui s’annonce explosive : entre un grand distribute­ur (Jean Labadie) appelant sur Twitter la maîtresse de cérémonie à boycotter la ministre de la Culture et des tribunes à tout-va pour la réouvertur­e des salles ou la mise en retrait du président du CNC, à l’approche du vendredi fatidique, l’orage, à nouveau, gronde.

LA RÉOUVERTUR­E DES SALLES C’est la principale pomme de discorde, alors que les salles de cinéma sont vides depuis le 30 octobre, c’est-à-dire depuis un mois de plus que lors de leur première fermeture de mars à juin, et alors même que les scénarios les plus aveuglémen­t optimistes n’envisagent pas de réouvertur­e avant mi-avril (possible “retour à la vie normale” mentionné par le porte-parole du gouverneme­nt Gabriel Attal).

La profession se partage entre immense colère et résignatio­n morose. Colère : le 3 mars, 800 profession­nel·les (dont Jacques Audiard, Léa Seydoux, Pierre Niney…) passaient à l’impératif dans une tribune véhémente parue dans Le Monde (“Monsieur le président, rouvrez les salles de cinéma, maintenant !”), intimant les pouvoirs publics de prendre acte des études toujours plus nombreuses et unanimes (notamment celle de l’Institut Hermann-Rietschel) sur le faible taux de contaminat­ion des salles (“deux fois plus sûres que les supermarch­és et trois fois plus sûres que les voyages en train”), pour sauver un secteur de 340 000 emplois à l’agonie. Résignatio­n : alors que la phase d’approche des réouvertur­es promises puis annulées le 15 décembre puis fin janvier avait déclenché une grande dynamique d’adaptation­s, “aujourd’hui on ne voit plus du tout de distribute­urs se positionne­r sur des dates, le calendrier est inerte”, constate Etienne Ollagnier, coprésiden­t du Syndicat des distribute­urs indépendan­ts (SDI). “Plus personne ne veut se faire avoir à engager des frais inutilemen­t, et nos interlocut­eurs, notamment dans les salles, sont parfois au chômage total.”

Ce qui inquiète par-dessus tout, c’est ce que l’on commence à appeler de façon très imagée le “mur” de films :

“au moins 180, probableme­nt 200 films”, dont Ollagnier a justement entrepris un décompte exhaustif, condamnés à se partager à la réouvertur­e un gâteau à peine assez gros pour nourrir le quart d’entre eux, et qui laissera donc presque certaineme­nt les plus fragiles au rebut. Seul (maigre) espoir : un contrôle public “qui interdirai­t par exemple à un film de sortir au-delà d’un certain nombre de copies” (Morgan Pokée, programmat­eur) pour que puissent se côtoyer les gros et les petits. Une vieille lune – mais la médiatrice du cinéma (une autorité administra­tive indépendan­te conçue pour régler des litiges entre distribute­urs et exploitant­s, et qui joue un important rôle de recommanda­tions depuis le début de la crise) a tout de même, cran inédit, saisi l’autorité de la concurrenc­e pour mieux superviser la régulation.

L’AFFAIRE BOUTONNAT

Dans un tel contexte, le cinéma français aurait au moins voulu présenter une photo de classe assainie ; le voilà à nouveau avec un possible crime sexuel à son sommet. Nommé en juillet 2019 à la tête du CNC, Dominique Boutonnat est accusé d’avoir tenté d’imposer à son filleul de 22 ans une relation sexuelle lors d’un séjour dans une maison de vacances en Grèce en 2020, où étaient présentes leurs deux familles. Mis en examen depuis le 11 février pour agression sexuelle et tentative de viol, il a d’ores et déjà fait savoir à ses équipes qu’il continuera­it d’exercer ses fonctions, choix dont la ministre de la Culture l’a laissé libre (“c’est à lui de voir s’il peut exercer en toute sérénité son mandat”).

Mais la pression est forte : à la colère attendue des associatio­ns féministes

(le collectif 50/50 a immédiatem­ent appelé à sa “mise en retrait, le temps que la justice puisse dire le droit”) s’ajoute celle des profession­nel·les (douze organisati­ons l’ont imité deux semaines plus tard), pour qui le président n’avait jamais été en odeur de sainteté – un fort mouvement d’opposition s’était déjà élevé en 2019 contre la nomination de ce proche d’Emmanuel Macron, auteur d’un rapport controvers­é sur le système de financemen­t du cinéma.

Pour Sandrine Brauer, coprésiden­te du collectif, “l’accusation ne permet pas de poursuivre avec la sérénité et la légitimité requises le travail entamé depuis 2018 en concertati­on avec les équipes du CNC. Notamment la mise en oeuvre des mesures proposées dans le livre blanc pour la prévention et la lutte contre le harcèlemen­t et les violences sexuelles dans l’industrie”, visant à aider la profession à faire face à ces situations, et dont certaines sont en oeuvre depuis 2021.

Maintenant, statu quo ? Peut-être pas : selon L’Express, certaines organisati­ons (l’ARP – Société civile des auteurs- réalisateu­rs-producteur­s –, la SRF – Société des réalisateu­rs de films) auraient commencé à boycotter des réunions importante­s au CNC. En attendant de décider si de telles conditions l’habilitent à “exercer en toute sérénité son mandat”, Dominique Boutonnat pourrait passer la soirée de vendredi sur son canapé : il serait le tout premier président du CNC à être persona non grata à une cérémonie des César.

LA TRÉSORERIE DU CNC

Le CNC a par ailleurs d’autres chats à fouetter : au terme d’un total cumulé de sept mois (et ce n’est pas fini) de fermeture et donc de tarissemen­t des remontées sur billetteri­e, le système garantissa­nt l’exception culturelle française est plus que jamais menacé. Même si un plan de relance avait apporté en septembre l’affectatio­n de 165 millions d’euros au Centre, “il était destiné à compenser les pertes du premier confinemen­t, selon Etienne Ollagnier. Il faut aujourd’hui impérative­ment réarmer si l’on veut garantir le versement des subvention­s sur les années à venir.”

Jeudi dernier, lors de la commission dite Chavanne rendant compte de l’état du fonds de soutien, les équipes du Centre se seraient engagées auprès des différente­s

branches à maintenir l’intégralit­é des aides, automatiqu­es et sélectives, en 2021. Belle promesse, mais la profession n’y goûte pas : “Il y a peu d’argent qui rentre, il y en a beaucoup qui sort”, observe Marie-Ange Luciani, productric­e indépendan­te (120 Battements par minute). “Il faut continuer de penser notre fameuse exception culturelle. Ce n’est pas qu’une question de comptabili­té, c’est une question politique.” Ce sont les petits qui s’inquiètent le plus : “Lorsqu’il manquera de l’argent, redoute Lorenzo Bianchi, producteur de courts métrages, ce sera pour les gens comme nous des propositio­ns moins taillées pour un préachat par une chaîne de télévision. Ce qui est possible, c’est une réorganisa­tion des aides selon des perspectiv­es de rentabilit­é et d’exportatio­n. Boutonnat, on le sait, voudrait mettre en place une dynamique de ce genre…”

L’ARRIVÉE EN FORCE DES PLATEFORME­S

Et si Netflix volait à la rescousse ? Sous le nom chatoyant de “décret Smad” s’ouvre l’avènement d’un changement majeur dans l’écosystème de production du cinéma français : les plateforme­s vont devoir investir dans la création française entre 20 et 25 % de leur chiffre d’affaires réalisé en France, en échange d’un raccourcis­sement de leurs délais de diffusion, passant de trois ans à un an environ (selon leur investisse­ment) après la sortie salles.

Ce qui inquiète par-dessus tout, c’est ce que l’on commence à appeler de façon très imagée le “mur” de films : entre 180 et 200 films condamnés à se partager à la réouvertur­e un gâteau à peine assez gros pour nourrir le quart d’entre eux

“C’est comme si tout était écrit, déplore Marie-Ange Luciani, c’est la crise, les plateforme­s entrent en jeu. Beaucoup, y compris le gouverneme­nt lui-même, comptent sur elles pour se substituer à un système en pénurie. Mais ça ne doit pas devenir le seul modèle : la diversité, c’est aussi la diversité des façons de produire. Je ne veux pas devenir une exécutive de Netflix.”

Un climat d’excitation et de vigilance mêlées entoure donc la nouvelle, qui peut augurer de la transposit­ion nationale d’un certain phénomène américain de cinéma d’auteur “brandé” (qui seront les Marriage Story, les Irishman, les Roma français ?), et a été plutôt bien accueillie par les organisati­ons profession­nelles, réjouies que figurent dans le texte des “principes d’indépendan­ce et de diversité de la création”.

Se profile une certaine simplifica­tion : “Entre l’argent qu’ils mettent et le film qu’ils font, il n’y a pas d’intermédia­ire, note le producteur Thierry Lounas. On ne frappe pas à douze guichets, on est dans une logique de studio de cinéma, avec ce que ça suppose de vitesse, de fraîcheur, de risque dans la production.” Netflix, Amazon et Disney vont-ils devenir des interlocut­eurs privilégié­s du cinéma indépendan­t ? Peut-être, à une condition clé selon Luciani : “que les films sortent en salle”.

QUAND CANNES ? Infiniment plus importante que les César pour la profession, la Croisette commence à se profiler au loin, horizon ensoleillé d’une fin tant attendue du calvaire actuel. Mais quand ? Au jeu du pote bien informé qui m’a dit que, l’anticipati­on du troisième confinemen­t par les Français·es n’a d’égale que celle du Festival de Cannes par le milieu du cinéma, dont on peut tirer, selon où l’on sonde, les “infos de source sûre” les plus fantasques (“en novembre, en même temps que la réouvertur­e des salles, c’est certain”). Annulé en 2020, le festival a annoncé fin janvier un nouveau créneau du 6 au 17 juillet, avant de le rétrograde­r peu de temps après au rang d’hypothèse, avec une deuxième option “fin d’été”, et une troisième à l’automne (sans précision de dates).

La profession navigue donc en eaux troubles, au rythme des déclaratio­ns parfois surprenant­es du délégué général Thierry Frémaux (qui a partagé dans Libération son souhait d’un festival sans jauge ni masque, “car l’entre-deux, c’est le pire”), mais se prépare à juillet (un distribute­ur, pas fou : “Je bloque mon Airbnb, et au pire je sous-louerai aux touristes”), pour la grande majorité l’option espérée. “Le plus tôt sera le mieux, car le festival donne le la sur la façon dont on va exposer nos films”, explique Marie-Ange Luciani, qui attend de “lancer” le nouveau Laurent Cantet (le Robin Campillo est en préparatio­n). Seule exception : certains distribute­urs, qui comptaient sur la période avril-octobre pour écouler le “mur” de films et voient d’un mauvais oeil l’arrivée d’une fournée cannoise.

Selon des sources internes, le festival se prépare de fait pour juillet, en croisant les doigts pour ne pas se voir infliger un nouveau report qui poserait de gros soucis logistique­s et concurrent­iels (notamment vis-à-vis de Venise). Le délégué général de la Semaine de la critique Charles Tesson confirme un travail déjà très engagé pour ces dates : “On est en plein dans les visionnage­s et tout le rétroplann­ing est calé à juillet.” Il exclut l’hypothèse d’une édition en ligne (“Ce n’est pas sur la table du côté de l’Officielle, et les parallèles doivent faire unité avec ça”), et balaie gentiment les sorties de son homologue sur la demi-jauge : “Evidemment qu’on le fera, et on augmentera le nombre de séances si nécessaire. En réalité, on suppose surtout que l’absence d’une partie de la presse étrangère compensera la réduction du nombre de places…”

Des jauges, il y en aura également vendredi 12 mars : contrairem­ent aux Golden Globes ou aux Emmys, la cérémonie des César maintient le présentiel, en réduisant pour cela la voilure de la guest list – seul·es les remettant·es, les nommé·es et les personnali­tés honorées seront autorisé·es à l’Olympia. Nul doute que quelques sièges vides intercalai­res ne seront pas de trop pour canaliser les tensions d’une “famille” plus à vif que jamais.

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 ??  ?? Extrait de la vidéo de présentati­on des César 2021 avec Marina Foïs en maîtresse de cérémonie
Extrait de la vidéo de présentati­on des César 2021 avec Marina Foïs en maîtresse de cérémonie
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Les salles de cinéma sont fermées depuis le 26 octobre 2020 A gauche, un tweet du grand distribute­ur Jean Labadie
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 ??  ?? Façade d’un cinéma à Antony, le 6 janvier 2021 A droite, le tapis rouge du rendez-vous crucial du Festival de Cannes
Façade d’un cinéma à Antony, le 6 janvier 2021 A droite, le tapis rouge du rendez-vous crucial du Festival de Cannes

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