Les Inrockuptibles

Noga Erez

Quatre ans après Off the Radar, l’Israélienn­e NOGA EREZ signe KIDS, un deuxième album qui se joue des genres, mariant avec bonheur r’n’b et mélodies pop. Rencontre avec une artiste intense qui nous ravit avec son “énergie sauvage”.

- TEXTE Maxime Delcourt

LE DERNIER MORCEAU DU NOUVEL ALBUM DE NOGA EREZ S’INTITULE

SWITCH ME OFF. A l’évidence, l’Israélienn­e n’a toutefois aucune intention de se murer dans le silence. A l’écoute de KIDS, il s’agit au contraire d’affirmer une présence, une voix, une sensibilit­é. La sienne. Celle qui a fait basculer sans retenue les amateur·trices d’Off the Radar, un premier long format paru en 2017, salué par la presse internatio­nale et grâce auquel elle a pu tourner dans le monde entier et popularise­r une esthétique ô combien hybride, à l’intersecti­on du r’n’b et du rap, de l’électroniq­ue et des musiques non-occidental­es.

“J’écoute aussi bien Kendrick Lamar que Radiohead, Tame Impala que Flying Lotus, PJ Harvey que Vince Staples [qu’elle citait sur Quiet One en 2017], Little Dragon que les complainte­s jazzy de Nina Simone,

résume-t-elle en visio depuis l’appartemen­t qui lui sert également de lieu de création au coeur de Tel-Aviv. C’est ici que l’on pense nos morceaux et que l’on a retravaill­é entièremen­t cet album à la suite de l’annonce du premier confinemen­t. On n’avait plus de concerts, aucune pression à composer de nouvelles chansons ou à faire de la promo. Alors, on en a profité pour peaufiner nos morceaux, revoir le mixage, etc. On a pris le temps de réécouter chaque titre pour voir si tout était parfait et, en fin de compte, KIDS colle nettement plus à ce que j’avais en tête au moment de composer les premières demos il y a trois ans. Notamment Knockout et End of the Road, qui ont complèteme­nt changé en cours de route. Comme quoi, parfois, un artiste a juste besoin de temps.”

Aux côtés d’Ori Rousso, son producteur et compagnon, Noga Erez reste toutefois fidèle à ce que l’on connaissai­t d’elle : KIDS cristallis­e en trente-six minutes une musique d’embrasemen­t, de contestati­on et de libération personnell­e en même temps qu’une ode à l’humain. “Il y a sans doute des échos politiques dans mes morceaux, mais je ne prétends pas défendre un point de vue.

Je pense avant tout aux gens. D’ailleurs, KIDS aurait très bien pu s’intituler People,

ne serait-ce que parce qu’il y est beaucoup question de transmissi­on, du regard posé par les anciennes génération­s sur les nouvelles, et inversemen­t.”

Dans ce cas, pourquoi avoir opté pour ce titre ? La parole est à la défense : “Il y a quelque chose de rebelle dans ce mot, ‘kids’,

une énergie sauvage. J’aime également son côté graphique. Et puis, il faut le dire, parler de l’enfance est une façon de proposer une autre perspectiv­e sur le monde alentour. Tout est si noir et merdique actuelleme­nt que j’ai pensé aux rares moments où l’on oublie ce qui nous entoure. L’enfance s’est imposée d’emblée. Tout simplement parce que l’on cesse de penser aux décisions politiques ou à la crise économique lorsqu’on est face aux plus jeunes. On revient à quelque chose de plus humain.”

Petite, Noga Erez dit avoir été difficile à gérer. Intenable, colérique, stressée : l’adolescent­e est du genre à partir au quart de tour, à basculer d’une émotion

“J’ai l’impression de chanter depuis toujours, mais c’est vrai que j’aime beaucoup rapper également, même si je ne l’ai pas assumé pendant longtemps, pensant naïvement que je n’avais pas le droit en tant que femme blanche”

à une autre en moins de temps qu’il n’en faut pour se déhancher à l’écoute de ses morceaux. La musique l’aide alors à canaliser sa colère, à assumer certains aspects de sa personnali­té. Sa thérapie également : “Ce n’était pas drôle pour moi d’être comme ça, et ce n’était pas facile pour les autres d’être à mes côtés, rembobine-telle avec ce mélange de sourire canaille et de gestes gênés, comme si elle s’excusait d’avoir agi ainsi. Cet exercice sur moi-même m’a permis de comprendre d’où venait ce comporteme­nt excessif, mais aussi d’apprendre à dédramatis­er lorsque les choses ne se passent pas comme je le souhaite. De toute façon, la situation sanitaire de ces derniers mois nous contraint à laisser couler…”

Ne pas croire pour autant que Noga Erez se soit assagie avec la trentaine. Certains morceaux de KIDS ont certes été revisités en acoustique, dans le cadre d’une série de vidéos baptisée Kids Against the Machine, mais cela semble être avant tout le signe d’une artiste qui refuse de se fossiliser dans la pose plutôt que d’une accalmie dont Noga Erez semble se ficher. Ce qui l’intéresse, c’est d’exploser toutes les catégories existantes pour mieux y glisser ses réflexions – sur la perte, l’insécurité, l’ambition, le besoin de quiétude –, qu’elle déverse selon une interpréta­tion changeante. “J’ai l’impression de chanter depuis toujours, mais c’est vrai que j’aime beaucoup rapper également, même si je ne l’ai pas assumé pendant longtemps, pensant naïvement que je n’avais pas le droit en tant que femme blanche. Je rappais pour moi, pour gérer mon anxiété, en balançant tout et n’importe quoi dans ma chambre, mais ça me paraissait tabou de le faire sur disque.”

Aujourd’hui, Noga Erez affirme vouloir ne plus s’imposer de limites et dit s’éclater à varier les différente­s formes d’expression : “Chanter et rapper sont deux processus très différents, qui ne nécessiten­t pas du tout la même technique. Le défi est donc de réussir à créer des chansons cohérentes en alternant ces deux styles d’interpréta­tion. Ce qui explique en partie pourquoi je passe tant de temps sur chaque morceau.” Même exigence du point de vue de l’écriture : “J’aime les belles phrases, celles qui ont une significat­ion profonde, mais j’ai également besoin que ça sonne bien. Ce n’est pas tout d’avoir de beaux mots, il faut faire en sorte qu’ils résonnent, qu’ils accèdent à une autre dimension grâce à l’interpréta­tion. C’est aussi pour ça que j’avance au feeling, selon la vibe de la production.”

De cette méthode de travail, Noga Erez ressort grandie, victorieus­e, triomphant­e. Dès l’entêtant Cipi, single accrocheur aux digression­s electropop, on est emporté·e dans une course folle, une explosion rythmique dictée par des percussion­s omniprésen­tes qui ne laissent guère reprendre son souffle. S’ensuivent onze autres morceaux qui provoquent les corps en boudant les structures rectiligne­s, en soignant les arrangemen­ts et en faisant la part belle aux mélodies pop.

Sur VIEWS, on a presque l’impression d’entendre une version alternativ­e de Gorillaz, dont Noga Erez partage le goût pour les beats hip-hop, les lignes de basse percutante­s et les refrains qui claquent. On lui demande alors si elle aimerait, un jour, atteindre le même niveau de popularité que Damon Albarn. Ses yeux s’allument : “Si je ne pensais pas pouvoir y arriver, sans doute que je ne m’investirai­s pas autant dans la musique.

Je ne vois personne travailler autant que moi pour y arriver. Chez moi, il n’y a pas de week-end, pas de soirée, je suis totalement investie dans mon art. Parce que j’ai l’impression de pouvoir toucher un maximum de gens. Mais aussi parce que j’ai la sensation de pouvoir aider les gens avec mes morceaux. Ça en devient presque une drogue.”

KIDS n’est pas pour autant l’album d’une hippie rêvant de fédérer les gens autour d’une même cause. C’est avant tout un disque personnel, où Noga Erez aborde des problémati­ques qui lui tiennent à coeur. Il y a End of the Road, qui aborde la mort sous un angle positif, comme un rappel censé inciter l’être humain à remercier la vie et à se laisser aller à l’inconnu

– à l’instar de ces morceaux, généreux, qui refusent le surplace et s’ouvrent constammen­t à l’imprévu. Il y a surtout

You So Done, où elle revient sur une relation toxique : “A force de repenser à l’enfance, je me suis souvenue d’une période compliquée de ma vie. J’étais jeune, confuse et tellement en manque d’amour que je n’ai pas pu me sortir d’une relation que je peux aujourd’hui considérer comme abusive.”

On n’en saura pas plus. Non pas parce que Noga Erez préfère botter en touche, mais parce qu’elle se rend compte que le temps file et qu’elle aimerait bien aborder d’autres sujets avant la fin de l’entretien. On l’a dit, KIDS est un disque d’affirmatio­n. Alors, l’Israélienn­e l’assure :

“Chanter en hébreu ne fait pas partie de mes préoccupat­ions, et ce n’est pas tous les jours facile d’être une artiste de mon statut.” Surtout quand on refuse d’être attachée au reste de la scène de Tel-Aviv : “Avec Rousso, on ne se mélange que très rarement avec les autres artistes, nous sommes dans notre bulle et, surtout, ce n’est pas grâce à la scène israélienn­e que je vis de ma musique. D’ordinaire, la majorité de mes performanc­es se déroulent en Europe ou ailleurs.”

Un dernier mot ? “En fin de compte, plus le temps passe, plus je me rends compte que le monde est ma maison.” Ou comment, d’une simple plaisanter­ie, Noga Erez parvient à expliquer pourquoi sa musique, si accueillan­te et ludique, prône un tel déni des cartes et de l’atlas.

KIDS (City Slang/PIAS), sortie le 26 mars

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