Les Inrockuptibles

Arab Strap

- TEXTE Valentin Gény

Chantre du sexe et de la gueule de bois, l’impayable duo écossais ARAB STRAP raconte sa vie d’oiseaux de nuit depuis le milieu des années 1990. Après quinze ans de hiatus discograph­ique, il remet le couvert avec As Days Get Dark, un septième album qui plonge avec délices dans les heures obscures.

PAS DE PRÉLIMINAI­RES. AUCUNE MISE EN CONDITION. CHEZ ARAB STRAP, COMME BIEN SOUVENT, TOUT EST CRU ET DIRECT, franc et authentiqu­e. Fidèle à cette ligne de conduite, l’inénarrabl­e tandem de Falkirk, en Ecosse, n’a pas pu s’empêcher de prendre à nouveau tout le monde de court. A la fin de l’été 2020, le duo annonce son grand retour et partage le clip d’un morceau inédit, The Turning of Our Bones.

Sur fond de boîtes à rythmes et d’arpèges typiques signés du discret guitariste Malcolm Middleton, des extraits d’anciens films d’horreur s’enchaînent à l’écran. Le socle d’une tombe s’agite. Un cadavre se dresse dans son cercueil. Les doigts d’un macchabée surgissent du sol. Alors que les premières paroles commencent à défiler au bas de l’image, la voix rauque au lent phrasé parfaiteme­nt identifiab­le de l’imposant barbu Aidan Moffat se met à résonner : “I don’t give a fuck about the past/Our glory days gone by/All I care about right now is that wee mole inside your thigh” (“Je me fous du passé/Nos jours de gloire sont derrière nous/Tout ce qui m’intéresse maintenant c’est ce petit grain de beauté sur ta cuisse”). Le karaoké du vice est lancé. Sans filtre pour l’essentiel.

Dans la lignée des introducti­ons fracassant­es des Ecossais – personne n’a oublié l’entrée en matière de Philophobi­a

(1998) sur le fameux Packs of Three

(“It was the biggest cock you’d ever seen/But you’ve no idea where that cock has been” – “C’était la plus grosse bite que tu aies jamais vue/Mais tu n’as pas idée d’où elle a été”) –, l’effet de la saillie est immédiat. Arab Strap revient d’entre les morts. D’emblée, The Turning of Our Bones, placé

en ouverture d’As Days Get Dark,

septième et premier album du tandem en quinze ans, entame les célébratio­ns. “Ces dernières années ont pris l’apparence d’une

sorte de bat-signal [en référence au symbole de Batman projeté dans le ciel dans les comics] qui nous appelait dans le ciel obscur, lâche Malcolm Middleton pour résumer la situation au cours d’une conversati­on à distance en janvier. On n’avait pas prévu de refaire un album, mais il a fallu que l’on revienne pour fournir une bande-son à l’apocalypse.” Amusé par la déclaratio­n de son compère, Aidan Moffat s’empresse de surenchéri­r : “Nous sommes là pour sauver le monde.”

Séparés en 2006, peu de temps après la sortie de leur sixième album studio

The Last Romance (2005), les tristes sires de l’indie rock écossais s’étaient déjà réunis en 2016, histoire de remonter sur scène pour s’amuser à fêter autant le vingtième anniversai­re du groupe que ses dix années de séparation, et accompagne­r l’arrivée d’une nouvelle compilatio­n de leurs meilleurs titres. Une poignée de dates avait donc été calées à Londres, Manchester et Glasgow. Pour cette dernière, les billets s’étaient même arrachés en moins d’une heure. La machine relancée, Arab Strap s’embarquait par la suite dans une énième tournée européenne jusqu’à écumer une bonne partie des festivals de l’été 2017. En fin de course, l’expérience ne pouvait qu’être prolongée.

“On avait toujours eu en tête de se réunir et de remonter sur scène juste pour se marrer,

confie Middleton. Et finalement, vu qu’on a vraiment apprécié de refaire des concerts, on a pensé qu’on pourrait essayer d’écrire de nouvelles choses.” Aidan Moffat ajoute : “On a juste échangé des idées et attendu de voir où ça allait nous mener. C’est ainsi que chacun de nos albums a été composé et c’est ce qui fait leur différence. Tous nos disques ont leur propre identité parce que rien n’est vraiment prévu. Ça a toujours été comme ça avec Arab Strap. Pas de plan.”

Au milieu des années 1990, Aidan Moffat, tout juste la vingtaine et encore peu de pilosité faciale, tombe sur le timide rouquin Malcolm Middleton dans un pub de Falkirk. Il faut dire que dans ce bled au glorieux passé industriel, situé à mi-chemin entre Glasgow et Edimbourg, la jeunesse errante, bien souvent imbibée de lager ou de cidre bon marché, finit inévitable­ment par se croiser. Le premier vit chez sa mère et occupe son chômage à saigner les disques de Tom Waits, The Fall et Slint. Le second est barman, fan de metal et joue de la guitare en parallèle dans une formation nommée Rabid Lettuce. Un soir, alors que le groupe se produit dans un rade du coin, Moffat s’empare du micro sous l’effet des quelques pintes qu’il vient de s’enfiler. Le coup d’éclat scelle leur rencontre.

Pour tuer le temps, les deux compagnons de beuverie se mettent alors à enregistre­r des morceaux sur un quatre-pistes emprunté à un ami et décident d’appeler leur duo Arab Strap, terme utilisé pour désigner l’accessoire sexuel destiné à maintenir le pénis en érection, “parce que ça sonnait bien”.

Ils gravitent autour d’autres musiciens de Glasgow et de ses environs, leurs potes de Mogwai, Stuart Murdoch, tout juste sur le point de monter Belle and Sebastian, et The Delgados, qui leur proposent de sortir un disque sur le label qu’ils ont fondé, Chemikal Undergroun­d. Sans rien planifier, ni trop savoir où aller, le duo finit par mettre en boîte ses chansons en cinq jours avec l’aide du batteur Paul Savage. En novembre 1996, le premier album d’Arab Strap est lâché.

Derrière son esthétique lo-fi, The Week Never Starts Round Here installe les bases d’une formule singulière. Les compositio­ns, souvent minimalist­es, reposent sur une succession d’arpèges de guitare, élaborés par Malcolm Middleton autour de boîtes à rythmes ou de batteries rudimentai­res. Surtout, elles laissent le champ libre à Aidan Moffat pour faire entendre sa voix et s’épancher sur ses moindres pensées, aussi explicites soient-elles. Plus parlés que chantés, déclamés avec l’accent écossais qui roule les “r” jusque dans l’ivresse, les textes transpiren­t le sexe, l’abus de boisson et les excès de drogues autant qu’ils exposent les tourments d’un désenchant­ement érotique. A l’image de son premier tube The First Big Weekend,

épopée d’une fin de semaine estivale avoisinant les 150 BPM, le duo passe du pub au club, jusqu’à une chambre à coucher où il n’épargne aucun détail. Le romantisme n’a pas sa place. Arab Strap fait dans le réalisme.

Sur les deux albums suivants, Philophobi­a (1998) et Elephant Shoe

(1999), concentrés de mélancolie proche de l’encéphalog­ramme plat, le décor n’a pas bougé. Le poste de télévision mis en sourdine reste allumé, les fringues tapissent le sol autour du lit aux draps souillés et les effluves d’alcool se mêlent au poppers mal rebouché. On sent alors pointer le mal de crâne. Idem pour les doutes, la jalousie et la frustratio­n, les pulsions primaires et les fantasmes inassouvis qu’Aidan Moffat décrit sans ménagement. Mais cette poésie du mâle à l’alcool triste s’accompagne toujours d’ironie. Le second degré n’est jamais loin.

“Beaucoup de gens continuent à penser que nous sommes juste un groupe profondéme­nt misérable, qui ne cesse de s’apitoyer sur son sort. Si c’était réellement le cas, qui voudrait écouter ça ? Certaineme­nt pas moi, plaisante le bonhomme à la barbe grisonnant­e.

Il faut divertir, mêler la musique et les textes à un certain sens de l’humour, savoir rire de soi-même. Notre culture est très portée sur l’autodérisi­on. C’est donc un truc d’Ecossais

“Il faut divertir, mêler la musique et les textes à un certain sens de l’humour, savoir rire de soi-même. Notre culture est très portée sur l’autodérisi­on. C’est donc un truc d’Ecossais d’écrire des chansons où l’on se met dans le rôle du dindon de la farce” AIDAN MOFFAT

d’écrire des chansons où l’on se met dans le rôle du dindon de la farce. Finalement, nous sommes un duo comique, comme Tommy Cannon & Bobby Ball. Je suis Bobby Ball !”

Disque après disque, Arab Strap dilue sa désolation dans une instrument­ation toujours plus abondante. Aux guitares aussi électrique­s qu’acoustique­s, parfois doublées de pianos discrets, s’ajoutent des touches d’électroniq­ue, des cuivres en roue libre et un ensemble de cordes, présent notamment sur le menaçant The Red Thread (2001). Sans jamais entraver l’impact du franc-parler, Aidan Moffat et Malcolm Middleton étoffent leur son, quitte à le rendre festif et entraînant avec Monday at the Hug & Pint (2003). Plus encore, ils vont jusqu’à tendre vers l’optimisme sur les derniers instants de The Last Romance (2005).

Mais alors que ce sixième album s’achève sur un happy end, inspiré à l’époque par la relation amoureuse qu’entretient Moffat avec une nouvelle fille, le groupe se sépare d’un commun accord, quatorze mois après la sortie du disque et une ultime tournée. “Je continue à penser que c’était une belle fin. Malheureus­ement, pendant ces quinze dernières années, le monde a réussi à détruire une bonne part de l’optimisme que j’avais”, observe le barbu, plus sérieux. “C’était une bonne chose de se séparer, confie dans la foulée Malcolm Middleton. Je pense que tous les groupes devraient passer par là à un moment donné parce que c’est l’unique moyen de prendre du recul et d’évaluer tout ce que tu as pu produire. Pour nous, c’était vraiment bénéfique. Ça nous a permis de faire le tri et de concentrer davantage nos forces dans l’écriture et la compositio­n.”

Après quinze ans de sommeil et d’innombrabl­es projets menés en solo, les Ecossais se retrouvent. Sous l’effet d’un chassé-croisé d’idées, ils assemblent plusieurs morceaux et arrangent tous deux les structures bricolées au départ par Middleton, avant qu Moffat ne vienne y poser ses textes, souvent peaufinés dans les minutes qui précèdent l’enregistre­ment. Pour superviser l’ensemble, le duo retrouve l’indéboulon­nable producteur Paul Savage comme au premier jour et se laisse porter au fil de ses trouvaille­s jusqu’à boucler un septième album. En rupture avec son prédécesse­ur nourri d’optimisme, As Days Get Dark renoue avec l’obscurité. Entre tension et mélancolie, désespoir et dérision, les titres à la signature sonore toujours aussi identifiab­le prolongent les obsessions des premiers jours, chères à la paire de Falkirk. Mais si Arab Strap a longtemps composé la bande-son de ses lendemains de soirées, le duo prend de la distance et porte désormais un regard clinique sur l’environnem­ent nocturne qui l’a tant façonné. Là où le jour disparaît, les noctambule­s révèlent la face sombre que chacun cherche à dissimuler. Aidan Moffat, lui, ne s’en est jamais caché.

Alors qu’il approche de la cinquantai­ne, l’Ecossais à la plume sans détour se place dorénavant en retrait. De la nuit, il ne reste pas moins un observateu­r chevronné. “Ce n’est plus aussi autobiogra­phique que ça l’a été, mais il est impératif que ce que j’écris soit toujours honnête. Je ne veux plus reproduire la même chose et, après tout, ma vie n’est plus aussi excitante qu’avant, ironise-t-il. Tout change avec l’âge. Je suis maintenant père de deux enfants, ce qui m’a certaineme­nt apaisé et a modifié quelque peu mes intérêts, mais les racines de ce que je fais n’ont pas bougé. Les sensations et l’inspiratio­n proviennen­t toujours du même endroit et les choses qui m’intéressen­t restent les plus sombres. C’est dans la pénombre que se trouvent les histoires les plus fascinante­s.” Celles d’Arab Strap ne trompent pas. Sous l’oeil des oiseaux de nuit, elles ne préviennen­t jamais.

As Days Get Dark (Rock Action Records/PIAS)

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Aidan Moffat et Malcolm Middleton, en 2020
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A Londres, en 1996

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