Les Inrockuptibles

Livres, essais & BD

- Sylvie Tanette

Avec De feu et d’or, son deuxième roman, JACQUELINE WOODSON continue de mettre en scène la classe moyenne afro-américaine à travers la grossesse d’une adolescent­e et plusieurs génération­s de femmes.

IL Y A DES IMAGES FUGACES DE BROOKLYN que Jacqueline Woodson nous confie comme autant d’instantané­s mémorables. Les jeunes garçons désoeuvrés sur le terrain de basket.

Le vieil homme qui boit dans la rue en cachant sa bouteille dans un sachet de papier brun. Une voiture abandonnée depuis des lustres le long d’un trottoir, et les gamines du quartier qui utilisent son rétroviseu­r pour se recoiffer. L’ébauche subtile d’une ambiance, le souci du détail disposé comme par inadvertan­ce au détour d’une scène caractéris­ent l’écriture impression­niste de cette romancière new-yorkaise capable de restituer la complexité d’une réalité par des éclats chargés de sens sans être dans la démonstrat­ion. Elle sait aussi échapper au formatage narratif pour échafauder ce beau texte choral à la chronologi­e dispersée.

De feu et d’or est le deuxième roman qu’elle signe, après le très beau Un autre Brooklyn, publié en 2018 chez Stock. Il démarre sur la fête organisée pour les 16 ans de Melody. Une cérémonie d’entrée dans le monde orchestrée fièrement par ses grands-parents. Mais l’événement renvoie la famille seize ans en arrière, quand il était question d’organiser une même fête pour Iris. Tout avait dû être annulé parce qu’Iris était enceinte de son petit ami. Quelques mois plus tard, Melody était née. Passant du point de vue d’un personnage à un autre, le roman explore la façon dont une grossesse adolescent­e bouscule une famille. Non seulement dans son avenir, mais parce que chacun·e est renvoyé·e aux failles du passé. Ici, dans cette classe moyenne constituée de Noir·es et de métis·ses parvenu·es à s’arracher à la pauvreté, plane le souvenir toujours vif de la ségrégatio­n et de l’esclavage.

Née en 1963 dans l’Ohio et installée à Brooklyn, Jacqueline Woodson est une autrice reconnue de littératur­e pour jeunes adultes, oeuvre pour laquelle elle a reçu en 2018 le prix Alma (Astrid Lindgren Memorial Award). C’est sans doute parce qu’elle a longtemps écrit sur et pour des ados qu’elle sait aussi bien décrire ce moment périlleux du passage à l’âge adulte, sur lequel elle pose un regard politique – se réclamant de James Baldwin dans sa volonté de réfléchir aux problémati­ques croisées de genres, de classes sociales et de couleurs de peau. Ce nouveau roman aborde ainsi les

thématique­s clés de son travail, notamment la découverte de la sexualité, homo ou hétéro. Mais c’est aussi et surtout un livre sur la condition féminine. Woodson observe l’héritage qui se transmet, ou pas, d’une génération à l’autre entre les femmes d’une même famille, et les différente­s stratégies mises en place pour échapper à son sort. Ainsi de la grossesse non désirée d’Iris, dans les années 1980. Après la naissance, l’ado choisit de passer son bac puis d’aller à l’université, et cherche à quitter Brooklyn. Ce sujet complexe – une femme qui abandonne son enfant pour aller vivre sa vie – est traité sans caricature ni jugement.

Woodson analyse à travers son kaléidosco­pe génération­nel l’histoire récente de l’Amérique. Elle étudie en particulie­r la place laissée aux jeunes Noir·es diplômé·es dans la société depuis la fin de la ségrégatio­n. Petit à petit, elle suggère ce que ces hommes et ces femmes ont dû laisser derrière eux·elles pour se conformer à ce que la classe moyenne blanche attendait d’eux·elles, et ce qu’ils et elles ont dû taire pour parvenir à s’intégrer dans certaines parties de la ville. La grand-mère tente ainsi de perpétuer le souvenir de ce que sa famille a traversé à Tulsa, en 1921 : “L’histoire veut faire passer ça pour une émeute mais c’était un massacre.” Jusqu’à ce qu’Iris, sa fille, lui fasse remarquer qu’il ne s’agit pas de son histoire à elle.

Il est intéressan­t de constater que, pour Woodson, la nouvelle génération, symbolisée par Melody et son ami Malcolm, représente la possibilit­é d’une liberté nouvelle. La jeunesse des années 2000, telle qu’elle est mise en scène ici, refuse les assignatio­ns et les diktats, les rituels d’un autre âge comme le cérémonial de fête d’anniversai­re et d’entrée dans le monde. Une jeunesse qui se défait des costumes hérités des parents pour danser comme ils et elles en ont envie, tout simplement.

De feu et d’or (Stock), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sylvie Schneiter, 150 p., 19 €

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