Les Inrockuptibles

Bite Generation

Le romancier ARTHUR DREYFUS déploie en récit fleuve son Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui. Un portrait de Dorian Gay tout en méandres libidinaux et tourbillon­s existentie­ls, qui séduit autant qu’il agace.

- Gérard Lefort

C’EST UN MARATHON DE

2 304 PAGES qui à la longue instille le sentiment qu’on ne lit pas tant le journal d’un jeune écrivain (ou presque : Arthur Dreyfus, 34 ans, auteur de quatre romans) qu’un quotidien d’actualités rédigé par un rapporteur de sa vie libidinale, fidèle au programme de son titre : Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui.

Sur le modèle du Tricks de Renaud Camus, sensation de la fin des années 1970, dans lequel ce dernier relatait ses randonnées homosexuel­les, Arthur Dreyfus narre ses vacations de garçon en garçon et retient, “sauvé et enchanté”, le passe-partout d’une citation de Barthes :

“La réalité est fiction, l’écriture est vérité : telle est la ruse du langage.” Arthur Dreyfus est un diplômé ès ruses dans sa façon d’écrire comme on drague. Ainsi de son goût pour les pseudonyme­s aguichants. Celui-ci est Cochonnet, cet autre Salopard. Matelot quant à lui estime que

“Beyoncé est la seule à pouvoir se mettre à quatre pattes sans avoir l’air d’une pute”. Humour folle, souvent involontai­re au gré des annonces glanées sur le site de rencontres gays Grindr : “Prêt à sucer des bites pour trouver le grand amour.”

Ce qui accroche aussi chez cette sorte de Notre-Dame des flirts, c’est son sens du suspense. Page 26, il lâche une grenade dégoupillé­e : “Intuition : mon garçon idéal est ma mère jeune, pourvue d’un sexe épais. [J’y reviendrai.]” Intrigué, on fonce à ce “j’y reviendrai” en grillant un millier de pages. Cet excès de vitesse est favorisé par la forme du récit qui, laboratoir­e d’une inondation de soi, baguenaude d’aphorismes existentie­ls en citations instruites, de confidence­s crues en apartés cuites, entre autres sur un narcissism­e que l’ami-amour Bord Cadre résume ainsi : “C’est moi que tu aimes, mais c’est les autres que tu aimes séduire.” Pour parler en Dreyfus, l’auteur pense avec sa bite et écrit avec. Les pas gentil·les diront qu’il écrit comme un gland. Ce qui est faux d’un point de vue littéraire, mais juste pour ce qui est de l’inspiratio­n. Une femme lui dit : “La plupart des mecs ont une bite à la place du cerveau. Toi c’est le contraire. T’as un cerveau à la place de la bite.”

Parfois Arthur Dreyfus joue avec les nerfs de notre bienveilla­nce, tel un alcoolique qui nous soûle de confidence­s redondante­s. C’est bon, on a compris ! Et on n’en peut plus d’avoir compris au risque que la compilatio­n mute en amas. Pourtant, on y revient. Principale­ment par une série d’interludes qui ouvrent à des appels d’air. Ainsi de l’extrait d’une lettre que lui écrivit son grand-père : “Le plus important de tout c’est la vie, c’est de vivre… Tout le reste n’est que littératur­e et tu peux me croire, car j’ai traversé et je suis revenu du pays de la mort, je me suis faufilé entre les piles de cadavres que les bulldozers des libérateur­s jetaient en vrac dans les fosses, et personne ne pouvait plus écrire, ni les uns ni les autres. Ceux qui comme moi vivaient encore un peu ne purent le faire que des années plus tard, après que leurs cauchemars n’étaient plus que des cauchemars, et que la vie était redevenue la vie.”

Au final, qui n’est pas un dénouement, un homme, et non plus un garçon, apparaît pour aussitôt se dissoudre dans un mélange serre-kiki de folie et de mélancolie.

Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui (P.O.L), 2 304 p., 37 €

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France