Les Inrockuptibles

La bataille de Paris

- Mathieu Dejean

L’écrivain et éditeur de La Fabrique ÉRIC HAZAN signe l’un de ses plus beaux livres sur la capitale. Tel un peintre impression­niste, il reconstitu­e par touches délicates l’ambiance du Paris populaire d’hier et d’aujourd’hui, entre littératur­e, histoire et souvenirs.

C’EST L’HISTOIRE D’UNE INALTÉRABL­E FIDÉLITÉ. Voilà deux décennies qu’Eric Hazan consacre des livres à Paris, la ville où il est né en juillet 1936, près du jardin du Luxembourg, et où il a vécu, à Barbès, puis sur la Butte Montmartre et désormais à Belleville. Pas n’importe quel Paris cependant : celui des barricades qui surgissent inopinémen­t, des humbles qui le peuplent et qui alimentent sourdement sa force de rupture ; un Paris pas sage dont on hérite comme d’une idée subversive et pouvant devenir une force matérielle à tout moment – et c’est le souhait d’Eric Hazan.

Dans l’avant-propos de son nouveau livre, Le Tumulte de Paris, qui paraît aux éditions La Fabrique (qu’il a créées en 1998 et installées à Belleville, quartier auquel il dédie de très belles pages), il réaffirme ce parti pris : “Si le capitalism­e continue à prospérer, le processus finira par vider Paris de tous ses pauvres et s’étendra à la première couronne où ils auront migré. Mais si nous sommes à la fin d’un cycle commencé avec Thermidor 1

– bien des signes permettent de l’espérer – alors tout va redevenir possible, y compris le retour des exclus, des entassés, des méprisés. En attendant, il faut garder une main sur la ville, en connaître l’histoire et les détours pour que le moment venu elle puisse reprendre ses couleurs et sa gloire. Tel est l’objet de ce livre.”

Certes, le geste est à contrecour­ant, et la ville semble plus proche de la disruption macroniste que de l’insurrecti­on communiste (sans parler du couvre-feu qui la réduit en ce moment au mutisme). Les Parisien·nes eux·elles-mêmes la disent volontiers muséifiée, gentrifiée, atone. Hazan ne nie pas que son entreprise s’inscrit en faux contre la tendance générale : dans certains quartiers, l’insulte à l’esprit des lieux est devenue à ses yeux la grammaire majoritair­e (voir les chapitres qu’il consacre aux “bobos”, aux “verrues urbaines” et à la “végétalisa­tion”). Mais quand on aime, on n’abandonne pas.

Et Eric Hazan, ce Parigot doué d’une double vision (il voit tout ce qui a été occulté), détecte la permanence d’un autre Paris possible, derrière le village Potemkine contempora­in.

Après sa dérive imagée – L’Invention de Paris (Seuil, 2012) – et son travelling littéraire – Une traversée de Paris (Seuil, 2016) –, il trouve, avec Le Tumulte de Paris, une nouvelle manière de poursuivre son ode à la capitale en se rapprochan­t du registre pictural. Son modèle explicite est le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier (dont les derniers volumes ont été publiés en 1788). Mais son portrait subjectif de la ville, véritable kaléidosco­pe d’émotions, tend aussi vers l’oeuvre impression­niste attachée aux détails et à la poésie des scènes ordinaires.

Par touches délicates tantôt tendres (un hommage appuyé à Jean-Paul Sartre, ce Parisien qui fut “au premier rang dans tous les bons combats de son temps”), tantôt fermes (Georges Pompidou, “cet ennemi de Paris”), mêlant des sédiments

d’histoire, de littératur­e (Balzac, Baudelaire, Breton, Hugo – sa “famille de papier”) et ses propres souvenirs, Hazan permet à Paris de retrouver sous sa plume une multitude de tonalités.

C’est souvent un bruit qu’on a étouffé ou qui s’est éteint, mais qui résonne toujours à qui sait tendre l’oreille : celui des charrettes de quatre saisons qui allaient livrer leur marchandis­e entre Les Halles et les marchés parisiens ; le vacarme des coups de fusil tirés par Jules Vallès sur les Versaillai­s·es, lors des dernières journées de la Commune, depuis un immeuble situé à l’angle du boulevard et de la rue de Belleville. Dans Panégyriqu­e, Guy Debord écrit : “Je crois que cette ville a été ravagée un peu avant toutes les autres parce que ses révolution­s toujours recommencé­es n’avaient que trop inquiété et choqué le monde ; et parce qu’elles avaient malheureus­ement toujours échoué. On nous a donc punis par une destructio­n aussi complète que celle dont nous avaient menacés jadis le manifeste de Brunswick ou le discours du girondin Isnard : afin d’ensevelir tant de redoutable­s souvenirs et le grand nom de Paris.” Au fil de ses pérégrinat­ions intempesti­ves, Hazan donne des repères amicaux à ceux et celles qui veulent déterrer ce grand nom.

1. Journée révolution­naire de 1794 qui a provoqué la chute de Robespierr­e et de ses alliés

Ce Parigot doué d’une double vision détecte la permanence d’un autre Paris possible

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La Cause du peuple en 1968
Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir distribuan­t La Cause du peuple en 1968
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(La Fabrique), 128 p., 12 €
Le Tumulte de Paris (La Fabrique), 128 p., 12 €

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