Les Inrockuptibles

Autodissec­tion

- Vincent Brunner

Avec Eveils, la dessinatri­ce française JULIETTE MANCINI met sa prodigieus­e inventivit­é graphique au service d’un propos féministe et politique.

SUR LA COUVERTURE D’ÉVEILS, JULIETTE MANCINI représente son corps grâce à une sorte de collage : de gros muscles voisinent avec des parties plus délicates et, au-dessus, un masque souriant. Cette métaphore, elle l’explicite plus loin : “Un corps sans désir propre, à modeler suivant les désirs de l’autre, conflit entre ton envie de plaire et tes ambitions viriles.” Eveils est moins une autofictio­n qu’une patiente déconstruc­tion, une prise de conscience graphique dans laquelle la dessinatri­ce française, déjà autrice du décapant De la chevalerie, revient sur son rapport à la politique, sa place dans la société, les injonction­s auxquelles elle a dû faire face en tant que femme, ses propres contradict­ions, sa misogynie...

Avec son crayon en guise de scalpel, elle dissèque aussi les mythes que sa famille a pu perpétuer sans jamais les interroger. Ainsi, il y a ce grand-père pour qui elle a ressenti de la fierté parce qu’il avait “fait la guerre”, avant d’en apprendre davantage sur la peu glorieuse guerre d’Algérie. Le verbe concis et précis, Juliette Mancini appuie son propos politique avec des images percutante­s. Elle symbolise le sentiment d’infériorit­é qu’on lui a inculqué en se transforma­nt en une table ou prend des poses de statues grecques pour souligner le besoin maladif d’être aimée qui lui a été inoculé. Quand elle évoque les situations de harcèlemen­t, elle met en scène sa fuite en une multitude de cases qui semblent constituer un labyrinthe et définit la meute d’agresseurs en une foule inquiétant­e de silhouette­s.

Jouant avec les gros plans anatomique­s ou des motifs abstraits, elle laisse libre cours à sa sensibilit­é artistique sans nous perdre. Parfois, elle s’écarte de la trame serrée de cet essai, aussi implacable que ses couleurs paraissent douces, pour laisser son trait s’épanouir dans des pleines pages mouvementé­es – la descente en parachute du grand-père durant la guerre, ses souvenirs d’enfance dans la nature. Jamais linéaire ni étouffant, Eveils est aussi éclairant dans le fond que dans la forme. Eveils (Atrabile), 128 p., 18 €

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