Les Inrockuptibles

D’entre les pauvres

- Ingrid Luquet-Gad

En résidence à Triangle France-Astérides, centre d’art contempora­in de la Friche la Belle de Mai, MÉGANE BRAUER adresse les questions de classe et de pauvreté par un travail d’installati­on et d’écriture d’une justesse mordante.

IL EST UN ANGLE MORT QUE LE MONDE DE L’ART n’aborde qu’à renfort de périphrase­s : la précarité, qui ces dernières années se voyait évoquée du bout des lèvres en tant que “précariat”, désignant une frange créative paupérisée, maintenue dans l’instabilit­é de projets ponctuels, atomisée à coups de concurrenc­e néolibéral­e et rendue consentant­e par l’attrait fallacieux d’une liberté masquant les ressorts de l’oppression. Et quand bien même les réflexions théoriques sur un néolibéral­isme corrosif pénètrent peu à peu les discours, celles-ci évitent soigneusem­ent d’aborder de front les questions de classe, dissolues dans la survisibil­ité de questions identitair­es dont les premières, pourtant, sont partie prenante, la cause tout autant que la conséquenc­e.

Cela fait à présent un an que la marche des affaires courante de l’industrie culturelle, et celle de l’art, est grippée ; ses mécanismes de validation rouillent petit à petit, et les échos du monde, plus bruts, moins filtrés, commencent à en ronger les fondations. Les chiffres concernant la misère des artistes et des acteur·trices culturel·les tombent ; une clameur vitale s’amplifie, débarrassé­e de ses oripeaux symbolique­s, et l’on commence à prendre conscience du décalage, depuis ces espaces de mise en visibilité des phénomènes sociaux contempora­ins que sont les exposition­s, de l’absence flagrante de représenta­tion de ce sujet-là : les classes laborieuse­s, les vies rongées par le manque, par l’asymétrie, par une pauvreté invisible et maintenue comme telle.

Pour cette raison, le travail de Mégane Brauer, née en 1994 et diplômée des Beaux-Arts de Besançon, se détache d’emblée de celui des six résident·es du programme du centre d’art contempora­in Triangle France-Astérides de la Friche la Belle de Mai, à Marseille.

Dans l’espace par ses assemblage­s et installati­ons, tout autant qu’au fil des lignes qu’elle couche sur le papier, l’artiste mène, depuis la cité phocéenne, sa ville d’élection, une recherche sur ce qu’elle nomme parfois le “poorpower”.

Il y est question des hiérarchie­s, celles de goût et celles de classe – les mêmes, à vrai dire –, mais que l’on ne l’y prenne pas : sa démarche à elle est sans ironie et sans surplomb. D’ailleurs, elle l’écrit noir sur blanc : “C’est Bourdieu qui a très bien écrit là-dessus, dans son livre à 30 balles, à se demander pour qui il écrit le mec”,

à l’endroit du récit d’une anecdote sur les sachets de bretzels “cassés, ultra salés, sans gluten et sur-protéinés” immanquabl­ement distribués à la banque alimentair­e, puisque personne d’autre, c’est-à-dire à qui le choix lui serait offert, n’en voudrait pour lui-même.

Mégane Brauer, ou vie_discount sur Instagram, raconte comme personne les anecdotes tragicomiq­ues quotidienn­es, celles qui passent souvent à la trappe lorsqu’on tente de dresser des constats structurel­s. Elle écrit d’entre les pauvres

(“A Nous, les pauvres”) comme Virginie Despentes disait le faire d’entre les

“moches”, avec la même fougue et la même humanité. Ses assemblage­s, ses installati­ons sont à l’image de la nourriture sans valeurs nutritionn­elles et pimpée d’exhausteur­s de goût : ses assemblage­s sont plâtrés de paillettes et ses surfaces d’une iridescenc­e toxique ; un tapis duveteux reproduit le logo de Lidl et ses couleurs primaires criardes, réservées au hard discount, tandis que des fleurs artificiel­les piquées dans des bouteilles en plastique requalifie­nt le motif du champ de tournesol en plantation de colza. Or si tout, chez Mégane Brauer, est clinquant, évident, tapageur, c’est bien que la polysémie, la nuance, la discrétion sont un luxe bel et bien réservé à une certaine élite.

Mégane Brauer (Instagram @vie_discount), en résidence à Triangle France-Astérides, Centre d’art contempora­in, la Friche la Belle de Mai, Marseille. trianglefr­ance.org/fr

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DETER (détail), installati­on, 2021
Mégane Brauer, DETER (détail), installati­on, 2021

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