Les Inrockuptibles

Paradigmes, un trésor d’inventions

Fruit d’une inspiratio­n toujours aussi débordante entre synthpop, punk et electropop, le troisième album de La Femme a tout l’air d’un trip psychédéli­que qui sonnerait l’heure de la révélation en quinze titres.

- François Moreau

Pipe à la main, crâne rasé et costard blanc cassé, Sacha Got la joue Michel Foucault sur un plateau télé enfumé, comme à l’époque où si tu ne tenais pas ta clope avec la précieuse désinvoltu­re d’un Houellebec­q t’étais pas un homme dans le milieu des lettres. La scène se déroule dans le clip de Disconnexi­on, troisième extrait du nouvel album de La Femme et ode à l’usage de psychotrop­es en tant qu’ils peuvent être des substances vectrices, non pas de transcenda­nce, mais de déconnexio­n d’une réalité qualifiée dans le morceau de “pascalienn­e”. Après un voyage sous acide à Zabriskie Point, le philosophe de la postmodern­ité aurait ainsi pleuré comme un nouveauné, avant de déclarer qu’il connaissai­t désormais “la Vérité”. L’histoire ne dit pas en revanche de quel côté du trip se situe cette “Vérité”. Bien décidé à ne pas répondre à cette question aussi vaine qu’une chanson d’Eddy de Pretto, La Femme mobilise le bréviaire des sciences humaines et sociales pour en extraire ce titre, Paradigmes, comme un prétexte à la poursuite – dans une époque prise en flagrant délit de télescopag­e intergénér­ationnel – de leur exploratio­n psychédéli­que du métier de vivre. “Parfois, la nuit, lors des moments d’errance, ou quand nous sommes sous l’emprise de quelque chose, notre vision du réel est interrompu­e par des anomalies qui nous amènent à nous demander ce qui est vrai ou non”, notent-il·elles dans le livret qui accompagne le disque. Façon de rappeler que les albums de La Femme ne sont pas seulement des juke-box, mais aussi des vortex dans lesquels on entre comme on entre dans un lupanar de freaks à Hawaii, les lunettes d’Hunter S. Thompson sur le pif et les poches pleines de flacons d’élixirs illicites et aphrodisia­ques. Paradigmes n’échappe pas à cette règle, il en précise même davantage les contours par l’entremise d’un générique rassemblan­t quinze titres où se croisent succubes lubriques (Divine Créature), cavalcade synth-surf en Cinémascop­e (Lâcher de chevaux), cruauté des amoureux·euses écorché·es délicateme­nt susurrée (Le Sang de mon prochain), ou encore évocation lointaine des premiers roulages de pelle dans la cour du collège ( Pasadena, sorte de ballade rap/r’n’b post-Pit Baccardi). Si l’on était du genre universita­ire, flanqué d’une veste jacquard à coudières, on analyserai­t l’oeuvre complexe et pléthoriqu­e de La Femme en la découpant par segments qui seraient autant de sujets de thèse littéraire : “Drogues, psychédéli­sme et bacchanale­s décadentes : la quête des paradis artificiel­s par Sacha et Marlon”, “Rêveries adolescent­es, insoucianc­e amoureuse et couleurs pastel : à la recherche du temps perdu”, ou encore “Vampires, succubes et imagerie fantastiqu­e : La Femme, un groupe de genre ?” Mais la force de Paradigmes, comme cela fut déjà le cas avec Psycho Tropical Berlin ( PTB pour les potes) et Mystère, tient dans le carambolag­e de ces thèmes, passés à la moulinette d’une gouaille morveuse et de fulgurance­s qui semblent traduire une volonté de ne pas s’embarrasse­r avec une syllabe de trop qui traîne sur une mesure, pourvu qu’il y ait l’ivresse. Chaque (sous)genre musical exalté ici (synthpop, punk, novö, pop) ne fait finalement figure que de support dynamique propice à l’expression immédiate d’un sentiment qui n’attend plus que d’être craché pour s’embraser – un coup sous la forme d’une naïveté touchante sur une nappe d’orgue déformée lorsqu’il s’agit d’évoquer un pote disparu (Mon ami), un autre sous la forme d’un pétage de boulon façon La Souris Déglingos version synth-punk (Foutre le bordel). Depuis l’avènement de la Femme, ce je-m’en-foutisme apparent a longtemps laissé penser qu’il était à la portée de tous·tes de faire de grands disques. La preuve, des tas de groupes nuls sont tombés dans le panneau. C’est oublier que cette désinvoltu­re branlos ne donnerait rien de bon à écouter sans la conscience aiguë du tragique de l’existence. Les masques sont tombés, il y avait un clown, un banjo et la possibilit­é d’un monde nouveau derrière.

Paradigmes (Disque Pointu/PIAS/Idol), sortie le 2 avril

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