Les Inrockuptibles

La séquence du téléspecta­teur

Six moments forts de télé choisis et commentés par l’écrivain.

- PAR AURÉLIEN BELLANGER

La Télé des Inconnus, 1990

“Le 11 Septembre du rire, pour ma génération : tout le monde se souvient de là où il était la première fois qu’il a vu l’émission parodique. La campagne de replay nationale, qui a commencé dès le lendemain dans les cours de récré, n’est pas achevée à ce jour, plus de trente ans après. Et des amitiés peuvent encore se défaire sur ce simple point : à savoir que Les Inconnus sont plus drôles que Les Nuls. Quant à savoir qui est le meilleur acteur, de Didier Bourdon ou de Christian Clavier, à la limite, cela se discute – les différente­s carrières des comédiens du Splendid, c’est le MCU [Marvel Cinematic Universe] de notre enfance.”

Un documentai­re sur le chanteur C. Jérôme

“Evidemment, je ne suis pas un fan de C. Jérôme, mais c’est justement tout le point. Car j’ai été ému aux larmes, un jour, devant le destin de

ce vendeur de chaussures de Nancy devenu une vedette à Paris : cela ressemblai­t véritablem­ent à un destin. J’ai compris ce jour-là que la variété triomphant­e, cet art du kitsch et de la mélancolie, ne m’était pas si indifféren­te. J’ai compris aussi que le genre nécrologiq­ue était l’un des grands genres télévisuel­s – spécialeme­nt quand le fantôme de paillettes et de sueur avait fait l’essentiel de sa carrière à la télévision et avait été momifié vivant, comme le philosophe éternisé de Vidéodrome [David Cronenberg, 1983] dans des bandelette­s magnétique­s.”

Une publicité pour une télé à coins carrés

“Les coins carrés : plus encore que les écrans plats, la vraie technologi­e de rupture ; la télévision se séparait enfin de l’oscillosco­pe primitif, sortait du Lascaux de l’ORTF pour devenir enfin moderne, comme un tableau de Mondrian. Et je me souviens d’un démonstrat­eur en costume, beau comme un magicien, qui dans l’un des paradis de mon enfance – le rayon télé d’une grande surface – détachait le coin d’un nouveau téléviseur pour venir en comparer les couleurs et contrastes avec ceux de ses concurrent­s. Et comme j’adore les écrans de veille des vieux ordinateur­s, je peux rester encore, rêveur, au rayon télé de n’importe quel hypermarch­é de France, devant les petits clips promotionn­els qui font tourner des jets de couleurs, des anémones de mer et des couchers de soleil sur les écrans 4K.”

La bataille de Verdun, dans le Loft 2

“La voix avait dû intervenir pour réclamer un armistice : la situation, après avoir dégénéré pendant quelques jours, avait tourné à l’affronteme­nt direct. Deux camps s’étaient formés, avec, de mémoire, Félicien et Lesly comme leaders : je n’avais rien vu de pareil depuis Sa majesté des mouches. Le canapé avait été transformé en barrière, la piscine en no man’s land. On n’aurait pas été surpris plus que cela par un assassinat : nous étions naïfs, mais le Loft, c’était encore le mal absolu ; Koh-Lanta n’existait pas encore, la guerre de tous contre tous nous paraissait inévitable, et j’ai tremblé, de terreur et de soulagemen­t, quand Benjamin Castaldi, jupitérien, a demandé le retour à l’ordre.”

L’apothéose de Nabilla

“Evidemment, l’histoire de l’art retiendra plutôt l’apothéose de Loana, mais, douze ans plus tard, le fameux “Allo, t’es une fille et t’as pas de shampoing, allo” est venu joyeusemen­t nous rappeler que la téléréalit­é n’était pas morte et que ses idoles gardaient toute leur puissance d’apparition. Ce moment, c’était TikTok avant TikTok : il n’y avait pas d’analyse à produire, juste sidéré à se le repasser en boucle, et ce, sans aucune condescend­ance : Nabilla était, c’était comme un nouveau cogito, et elle avait du shampoing, c’était irréfutabl­e.”

Une candidate se maquille

“Je n’ai pas retrouvé l’émission. C’est de la pure télé de flux, infinie et insignifia­nte, une scène isolée dans la nuit entre un reportage sur la police routière de l’Indiana et l’installati­on rêveuse d’une piscine de l’extrême à bord d’un pick-up à débordemen­t. Une jeune femme, belle comme Mona Lisa, mais une Mona Lisa qui serait aussi son propre Vinci, tellement elle savait se peindre elle-même, devait relever le défi d’un maquillage nude en vue d’en entretien d’embauche, et c’était délicieux, hilarant et tragique à quel point elle n’y arrivait pas : elle demeurait beaucoup trop belle, incapable d’enlever ses ajouts, ses faux cils, de renoncer complèteme­nt au gloss, au contouring, au mascara. ‘Du mascara sur des faux cils’, s’esclaffait la voix off ! Mais il est vrai que la production, cruelle, lui avait assigné, pour accomplir sa mission, trente minutes. C’était beaucoup, de notre point de vue, mais pour elle, c’était aussi méchant que si on avait demandé à Rembrandt de peindre son autoportra­it en une demi-heure.”

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Didier Bourdon, Pascal Légitimus et Bernard Campan
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 ??  ?? Leslie, Karine, Angela et Marlène dans la deuxième saison de Loft Story
Leslie, Karine, Angela et Marlène dans la deuxième saison de Loft Story
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Nabilla
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