Les Inrockuptibles

La Voix humaine de Pedro Almodóvar

- Gérard Lefort

Deux ans après le sublime Douleur et Gloire, le cinéaste madrilène adapte librement Cocteau dans un court métrage où Tilda Swinton, amante aliénée par sa passion, apparaît plus altière et incandesce­nte que jamais.

EN OUVERTURE DU NOUVEAU FILM, BREF (29 MINUTES) MAIS MAJEUR, de Pedro Almodóvar,

La Voix humaine (d’après Cocteau), une femme erre dans un hangar. L’attention est accaparée par la somptuosit­é de ses robes : en rouge et noir, de la haute couture contempora­ine (Balenciaga) qui, dans ce cadre industriel désaffecté, semble ambassadri­ce d’une cérémonie crépuscula­ire : funéraille­s, voire antichambr­e de l’échafaud. Un visage émerge, blafard et inquiet, celui de Tilda Swinton, instantané­ment sublime et sublimée, telle une altesse déchue.

En rupture, suit un générique pop où des instrument­s de bricolage (pince, marteau, etc.) s’animent et dansent. Des objets de quincaille­rie au magasin qui les vend, la conséquenc­e est logique : une saynète, dont on ne sait pas encore qu’elle sera la seule en extérieur de cette fiction conçue pendant le premier confinemen­t – où Almodóvar attrapa le Covid, non-dit claustroph­obe du récit. Un vendeur se presse vers une élégante cliente, Tilda S. de nouveau, en arrêt devant le rayon des haches. Elle en achète une de taille moyenne. L’employé l’empaquette comme un cadeau précieux. Cette délicatess­e est la transpirat­ion de son inquiétude, qui est aussi la nôtre : une hache ? Pour fendre ? Tuer ?

Revenue dans son appartemen­t, aussi moderne et cossu que ses vêtements, la femme à la hache s’affaire au rangement d’une autre quincaille­rie, plus intime : quelques livres et DVD où l’on repère entre autres deux films de Douglas Sirk (Ecrit sur du vent, Tout ce que le ciel permet) ou le roman Les Filles des autres de Richard Stern. Ces références sont un viatique, comme d’autres citations moins explicites : Hitchcock (couteau de Psychose, vertige de Vertigo) ou Tati (un décor qui, comme dans Playtime,

hurle qu’il est un décor). Une distance qui contamine tous les signes extérieurs du luxe, ironiqueme­nt exhibés. Drogue pour drogue, la kyrielle de cosmétique­s hors de prix est filmée à égalité d’image avec une palanquée d’antidépres­seurs serrés dans le tiroir d’une table de nuit.

Cette insistance sur des objets totémisés favorise le vaudou de l’action. Le soliloque d’une femme abandonnée qui parle au téléphone à son amant, récemment parti. C’est la magie Almodóvar que cet interlocut­eur invisible gagne ses galons de personnage jusqu’à ce qu’on croie l’entendre dans ce qu’on devine de la banalité assassine de ses supposées questions. Elle répond, entre folie et mélancolie : “Je voudrais disparaîtr­e dans un rêve mais ce n’est pas mon rêve. Mon rêve, c’était de disparaîtr­e avec toi.” Mais elle dit aussi : “Tout ça, c’est des conneries.”

Car contrairem­ent au texte de Cocteau, le film n’est ni compassion­nel ni gentiment misogyne. Cette femme, aliénée par sa passion et niée dans sa vie profession­nelle de top model mature qu’on ne sollicite plus que pour sa “beauté intemporel­le”, va puiser dans cet anéantisse­ment de quoi briser la glace qui engourdit son coeur. D’où la hache ! Et le feu dont elle va répandre l’incendie, sorcière affranchie. In fine, les portes du hangar-studio s’ouvrent sur l’extérieur d’une rue animée. Tous les confinemen­ts cessent. Et Tilda Swinton s’enfuit dans l’avenir de la lumière.

La Voix humaine de Pedro Almodóvar, avec Tilda Swinton (Esp., 2020, 29 min). En DVD et VOD le 19 mars

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Tilda Swinton

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