Les Inrockuptibles

Sombre est lumière

- Ludovic Béot

Grand formaliste du cinéma français contempora­in, Philippe Grandrieux est l’auteur d’une oeuvre secrète et sans concession – quatre fictions, sorties entre 1999 et 2015, réunies dans un coffret DVD.

TROIS VISAGES, INOUBLIABL­ES, PRIRENT D’ASSAUT le cinéma francophon­e en 1999. Emilie Dequenne, dans Rosetta des frères Dardenne, Emmanuel Schotté, dans L’Humanité de Bruno Dumont, et Marc Barbé, dans Sombre, le premier film de Philippe Grandrieux. Trois visages inquiets qui se débattent tant qu’ils peuvent avec le monde qui les entoure. Trois visages qui traduisent déjà l’échec du nouveau millénaire à l’horizon. Mais aussi trois films manifestes d’un cinéma de l’ascèse, sensoriel, rompant avec une certaine tradition littéraire du cinéma français.

Si les deux premiers acquirent une grande reconnaiss­ance internatio­nale – notamment grâce au coup de projecteur cannois, dont ils monopolisè­rent à eux deux la quasi-totalité du palmarès –, le troisième reçut un succès plus confidenti­el, quoique très intense et débattu dans le microcosme cinéphile. Déjà l’oeuvre de Grandrieux était scellée, réservée à une confrérie de fidèles adeptes, gardant pour eux·elles, comme une relique précieuse, l’effet que provoquent ses films. Car on ne rentre pas chez Grandrieux comme chez n’importe qui. On y pénètre un peu hésitant·e et puis on en ressort quelques heures plus tard, assommé·e, souvent exténué·e, l’esprit marqué au fer rouge en images et en sons.

Et pourtant, nulle trace ici d’un cinéaste autoritair­e, frappant spectateur·trices et personnage­s à grands coups de mise en scène punitive ou doloriste. En seulement quatre films de fiction en vingt ans – Sombre, La Vie nouvelle (2002), Un lac (2009) et Malgré la nuit (2015) –, Grandrieux a dessiné les contours d’une oeuvre âpre, sombre mais étonnammen­t douce. Tout en clair-obscur. A l’image de ces scènes extrêmemen­t primitives dans Un lac, où le décor intérieur est restitué par un éclairage ténébriste entre noir profond et incandesce­nce jaunie qui évoque les effets du Caravage ou de Georges de La Tour.

“Je ferme l’ouverture, le diaphragme, l’image s’assombrit. Ce qui se passe devant moi est plus incertain, défait en quelque sorte, mais plus intense”, peut-on lire dans un petit texte du cinéaste qui accompagne le coffret DVD. Formule qui exprime à merveille le mantra d’un art souhaitant rester tapi dans l’ombre, privilégia­nt le déchiffrem­ent des spectateur·trices à la lisibilité de l’action. Percevoir plutôt que voir, entendre plutôt que comprendre. Tordre le réel par le filmage, de sorte qu’il puisse atteindre son expression la plus vive et éclore, à l’écran, comme si c’était la première fois.

Coffret Philippe Grandrieux en DVD (Shellac)

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La Vie nouvelle (2002)
Anna Mouglalis dans La Vie nouvelle (2002)

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