Les Inrockuptibles

Le parlement intérieur

- Léonard Billot

Dans un premier roman terrible, le journalist­e judiciaire Dimitri Rouchon-Borie convoque le démon de l’inceste et donne voix à ceux·celles qui n’ont pas les mots pour dire. Déstabilis­ant.

“SI JE DEVAIS TAIRE TOUT ÇA À JAMAIS J’AURAIS L’IMPRESSION qu’il a volé mon âme pour de bon et bien plus encore mon histoire.” Comme un écho à La Familia grande de Camille Kouchner et à la vague du MeTooInces­te que sa publicatio­n a provoquée, le reporter Dimitri Rouchon-Borie signe Le Démon de la Colline aux Loups, premier roman sidérant, nourri de dix ans de fréquentat­ion des prétoires, pour dire – sous la forme fictionnel­le cette fois-ci – les stigmates de l’indicible et le pouvoir rédempteur de la voix libérée.

Son héros, Duke, purge une peine à perpétuité pour triple meurtre ; acmé sous verrous d’un parcours tourbillon de saccages, d’horreurs et de drames. Enfant battu, violé, happé par un “Démon” qui va ronger son âme jusqu’aux flammes de l’enfer, l’homme cherche la lumière dans les mots qui l’extrairont des ténèbres où l’ont précipité les crimes subis, et ceux perpétrés. Quasi mystifié par

Les Confession­s de saint Augustin, moinifié sous une robe de bure en haillons, il tape à la machine le récit de sa vie de désastres.

“J’espère que vous saurez vous montrer miséricord­ieux ou quelque chose comme ça parce que j’ai un parlement qui est à moi et pendant tout ce temps ces mots c’était ma façon d’être moi et pas un autre.” “Le parlement.” La voix. C’est sur elle que repose tout le projet de ce roman écrit en trois semaines, comme en apnée, à la veille d’un procès particuliè­rement lourd à couvrir pour l’auteur. Flux de conscience brut, débarrassé des contrainte­s de syntaxe ou de ponctuatio­n, véhicule de l’horreur comme du sublime, cette voix est un flot qui révulse, sidère, bouleverse. Elle est le piège qui condamne celui qui n’a pas les armes pour la manier, l’instrument qui guide vers la lumière celui qui sait l’apprivoise­r.

Dans un moment où se révèle si capitale la parole libérée, écoutée, amplifiée, et alors même que la fiction pourrait paraître modeste face aux puissants récits révélés par des victimes hérauts, ce Démon de la Colline aux Loups déploie une ambition complément­aire et essentiell­e : porté par les milliers de tragédies anonymes, celles qui restent tues, enfouies, bridées, le roman donne voix à ceux·celles qui n’ont pas les mots pour dire, ces damné·es que le mal condamne à se consumer en silence.

Le Démon de la Colline aux Loups (Le Tripode), 240 p., 17 €

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