Les Inrockuptibles

Claire Denis

- TEXTE Jean-Marc Lalanne

Sur le tournage d’Avec amour et acharnemen­t avec Juliette Binoche et Vincent Lindon

Si les salles de cinéma sont toujours fermées, les tournages ont repris de plus belle depuis plusieurs mois. Visite de l’un d’entre eux, Avec amour et acharnemen­t, le PROCHAIN FILM DE CLAIRE DENIS, avec Juliette Binoche et Vincent Lindon. Une création sous restrictio­ns sanitaires, dans la réalité comme dans la fiction.

C’EST UN APPARTEMEN­T ÉTONNANT, OÙ AUCUNE CLOISON NE SÉPARE LA CUISINE DU SALON, ni le salon de la chambre ni aucune des pièces de la salle de bains.

Sur plus de cent mètres carrés, les différents espaces de vie sont juxtaposés en une seule pièce, comme dans un grand loft à l’horizontal­e, enroulés toutefois autour d’un ascenseur central, qui s’ouvre directemen­t sur l’appartemen­t. Lequel, situé au dernier étage d’un immeuble près du canal Saint-Martin, est bordé sur ses deux côtés de larges baies vitrées par lesquelles se dévoile à perte de vue tout Paris, largement arrosé d’averses fréquentes en cet après-midi gris et froid de janvier 2021.

“Moteur”, lance une jeune femme après avoir fait résonner le clap. “Action”, enchaîne Claire Denis. Vincent Lindon, pantalon noir et blouson de sport clair, entre dans la pièce, la mine sévère. Il jette ses clés sur un plateau, s’avance près de la salle à manger tandis que Juliette Binoche l’observe depuis la cuisine en amorçant une conversati­on décousue. Lindon s’approche d’une petite commode et en extrait un étrange paquet. Lentement, il retire du tissu qui les enveloppe les pièces d’un fusil. “Coupez”, interrompt alors Claire Denis. Elle confie à son chef opérateur, Eric Gautier (collaborat­eur régulier d’Assayas, Desplechin ou Jia Zhang-ke, avec qui elle tourne pour la première fois), que quelque chose ne va pas. Lui-même souhaitera­it effectuer un mouvement plus ample. Il manque un temps, la possibilit­é de suspendre l’action pour faire monter la tension. Encouragé par la réalisatri­ce et le chef opérateur, Vincent Lindon propose alors de compliquer son itinéraire. Avant de rejoindre la commode, il pourrait contourner lentement la table, et même faire une station devant la baie vitrée pour regarder furtivemen­t Paris baigné de pluie.

Prise 2. Tel un fauve délimitant son territoire, à la fois assuré et tendu, Vincent Lindon effectue le mouvement annoncé. Juliette Binoche espace ses phrases. La caméra mobile d’Eric Gautier suit Lindon en douceur. Binoche le rejoint, s’inquiète de le voir manipuler son fusil. Les phrases les plus anodines se chargent de gravité. Manifestem­ent quelque chose gronde dans ce couple de Parisien·nes aisé·es. Claire Denis tourne son nouveau long métrage, Avec amour et acharnemen­t. Un titre qui sied particuliè­rement bien à ce film, conçu très vite, comme un rebond après plusieurs projets brutalemen­t interrompu­s, et tourné dans un temps très court.

Dans le monde d’avant, Claire Denis s’apprêtait à retrouver Robert Pattinson, deux ans seulement après leur premier film en commun, l’hypnotique fable SF High Life (2018). La cinéaste ambitionna­it d’adapter un roman de Denis Johnson, Des étoiles à midi (2002), situé pendant la révolution du Nicaragua en 1984. Une histoire passionnel­le entre une Américaine (interprété­e par Margaret Qualley, l’autostoppe­use de Once upon a Time... in

Hollywood de Tarantino, 2019) et un Anglais (Pattinson, donc) sur fond de soulèvemen­t sandiniste et de traque de la CIA. Le tournage devait débuter à l’été 2020. Mais une épidémie mondiale en a décidé autrement. “Robert était coincé sur Batman, dont le tournage a été interrompu. On passait après et il fallait attendre.” Claire Denis rebondit aussitôt sur un autre projet, beaucoup plus léger. “J’ai été approchée par le musicien canadien The Weeknd. Il aime mes films. Il avait envie que je tourne un nouveau Trouble Every Day [film de vampires avec Vincent Gallo et Béatrice Dalle, 2001] avec lui. Je suis donc allée le rejoindre à L.A. J’ai tout de suite aimé ce beau jeune homme éthiopien prénommé Abel. J’adore sa voix. Il était très pressé. Je lui ai expliqué que j’avais déjà fait Trouble Every Day, que je n’allais pas le refaire, mais que je comprenais ce qu’il voulait. Agnès [Godard, sa chef opératrice régulière] m’a rejointe. Nous avons travaillé très vite et nous avions prévu de tourner avant l’été.” Mais le confinemen­t prend effet. Claire Denis doit quitter Los Angeles et rentrer à Paris, voyant ainsi un second film stoppé net.

Olivier Delbosc, qui avait produit l’avant-dernier film de la cinéaste ( Un beau soleil intérieur, 2017, déjà avec Juliette Binoche), et produisait également le projet centraméri­cain avec Pattinson, propose alors à Claire Denis de ne pas attendre qu’un de ces projets suspendus soit réactivé. Il faut mettre en oeuvre un nouveau film et il lui suggère de retrouver celle avec qui elle avait écrit Un beau soleil intérieur, Christine Angot. “Mes deux collaborat­ions avec Christine avaient été idéales. J’adore travailler avec elle. Et j’adore la façon dont elle décrit la douleur de vivre avec une forme d’humour incomparab­le.” Toutes deux décident de partir du dernier livre publié par l’écrivaine, Un tournant de la vie (2018). Le récit est celui d’une femme qui retrouve un ancien amant (interprété par Grégoire Colin, acteur familier de la cinéaste) alors qu’elle vit avec un homme qu’elle aime. Claire Denis raconte : “Honnêtemen­t, je connaissai­s trop, dans la vie, les protagonis­tes de cette histoire et j’avais peur que ce soit trop dur pour moi. Christine m’a dit que nous changerion­s des choses. Lorsque Juliette et Vincent sont arrivés dans le projet, cela m’a permis d’effacer les vraies personnes et d’entrer dans la fiction. J’avais déjà tourné avec l’une et l’autre, mais Juliette et Vincent n’avaient jamais tourné ensemble. Leur rencontre a apporté une fiction en soi, presque contraire à celle du scénario.”

A ma seconde visite sur le plateau, l’équipe tourne dans une pharmacie du XVIIIe arrondisse­ment et prépare l’arrivée de Bulle Ogier. L’actrice interprète la mère de Vincent Lindon. Dans la scène tournée ce matin, elle se rend chez son amie pharmacien­ne, jouée par la cinéaste Mati Diop ( Atlantique, 2019). Claire Denis n’avait jamais tourné avec Bulle Ogier, alors qu’elles sont proches depuis longtemps. “Michel Piccoli, que je voyais souvent avec Bulle, me disait fréquemmen­t en riant : ‘Mais tu attends qu’on soit morts pour tourner avec nous ?!’ Et puis il est mort, et ça a foutu mon année en l’air, beaucoup plus que le Covid. Les acteurs qu’on aime, il faut tourner avec eux au plus vite. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Moi-même, je pourrais mourir demain.”

“Tandis que j’entrais en prépa du tournage, nous nous acheminion­s vers un second confinemen­t. Il m’a paru impossible que le film ne porte pas la trace de ça” CLAIRE DENIS

Toute l’équipe porte un masque. Un infirmier, en permanence sur le plateau, y veille. A intervalle­s réguliers, il dépose du gel hydroalcoo­lique sur les mains de tous les membres du staff. Christophe Desenclos, directeur de production, explique toute la logistique nécessaire à un tournage durant la pandémie. “Les assurances classiques n’assurent pas les conséquenc­es de la pandémie. Il faut veiller à ce que les repas ménagent la possibilit­é d’une distanciat­ion. Poser si nécessaire des parois en Plexiglas. Ne pas laisser la nourriture sur la table régie en accès libre pour que les gens ne piochent pas dans des plats communs. Tout le monde passe au minimum un test PCR par semaine…” Olivier Delbosc, le producteur, estime que le surcoût lié à ces mesures sanitaires peut varier entre 150 000 et 300 000 euros. Il décrit aussi la tension particuliè­re induite par le contexte, et la très grande vigilance qu’elle engendre : “Tout le monde fait très attention, car chacun a peur de ne pas pouvoir finir le film s’il contracte le virus. Sur un précédent tournage, un directeur photo a été testé positif et il a été aussitôt remplacé.”

Pour les scènes d’intérieur, les comédien·nes enlèvent leur masque juste avant la prise. Mais pour les scènes d’extérieur, il·elles le gardent sur le visage. Claire Denis a en effet choisi d’intégrer le contexte sanitaire à sa fiction. “Lorsque nous écrivions le scénario, nous ne l’envisagion­s pas. Mais tandis que j’entrais en prépa du tournage, nous nous acheminion­s vers un second confinemen­t. Il m’a paru impossible que le film ne porte pas la trace de ça. Je ne pouvais pas couper cette histoire du contexte dans laquelle je la racontais.” Olivier Delbosc était au départ rétif à cette idée : “Pour des raisons un peu mercantile­s, je pensais que les spectateur­s, lorsque le film sortirait, n’auraient pas envie de se replonger dans ce moment en voyant des gens masqués à l’écran. Mais je me suis laissé convaincre et je pense finalement que ça crée un climat qui renforce celui du film.” Sur la tonalité du film, le chef op Eric Gautier ajoute : “C’est la déchirure très violente d’un couple, avec plein de malentendu­s.” Et Claire Denis précise : “Le film est sombre. Cette souffrance est dans le livre de Christine, mais cette nuance de légèreté qu’elle y apporte ne sera pas dans le film. Les acteurs et moi avons pris le chemin de la gravité sans même nous en apercevoir.”

Le film est pour l’instant en phase de montage. Stuart A. Staples des Tinderstic­ks, qui a déjà collaboré par six fois avec Claire Denis, compose la bande-son. “Je lui ai dit que je ne voulais pas que la musique soit triste. Pour lui indiquer une autre direction, je lui ai fait écouter l’intro du Ring de Wagner, qui est comme un orage qui arrive. Je lui ai dit : ‘Ecoute, comme ça fait peur…’ Je crois qu’il m’a prise pour une folle, mais de toute façon, comme d’habitude, il fera ce qu’il voudra”, ajoute la cinéaste en riant. Olivier Delbosc aimerait pouvoir présenter le film au prochain Festival de Cannes, notant que Claire Denis n’a jamais été en compétitio­n. Si le calendrier arrêté par le festival tient bon, c’est donc en juillet prochain que l’on pourrait, on l’espère, découvrir Avec amour et acharnemen­t.

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Juliette Binoche et Vincent Lindon sur le tournage
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 ??  ?? Claire Denis sur le plateau d’Avec amour et acharnemen­t, à Paris, en janvier
Claire Denis sur le plateau d’Avec amour et acharnemen­t, à Paris, en janvier

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