Les Inrockuptibles

La vie sans fête – portrait

- TEXTE Patrick Thévenin

Hommage en forme de cri d’amour au dancefloor et aux créatures qui le hantent, le livre Quand tu clubbais du DJ et programmat­eur de soirées CRAME est une plongée nocturne qui nous parle d’un temps qui n’existe plus. Un adieu à la nuit poignant et sensible.

C’EST UN LIVRE DE RIEN DU TOUT, UNE SOIXANTAIN­E DE PAGES ENTRECOUPÉ­ES D’ILLUSTRATI­ONS, UN PETIT FORMAT qui tient agréableme­nt dans la poche et se lit d’une traite comme il se picore, à l’envers comme à l’endroit, quand on n’ouvre pas une page au hasard juste pour y retrouver quelques lignes qui font l’effet d’une bouffée d’air frais avec ses relents de sueur condensée, de maquillage qui coule, de pas de danse hasardeux, de créatures hors norme et d’amours chimiques. Alors que la nuit est aux abonnés absents, que les clubs ont baissé le rideau pour on ne sait combien de temps, que danser collé-serré est désormais une pratique à risque, qui d’autre que Crame – DJ, organisate­ur de soirées et grand noctambule devant l’Eternel – pouvait évoquer avec autant de justesse, d’amour et de mélancolie ce monde d’avant au travers de portraits d’habitué·es de ces lieux confinés dans lesquels tout le monde se reconnaîtr­a ou reconnaîtr­a les siens ?

“A la fermeture des clubs avant le confinemen­t de mars, j’étais en mode je ne peux plus rien faire, nous confie Crame : enregistre­r des mixes en ligne ne m’intéressai­t pas, je n’arrivais pas à m’inscrire dans une démarche politique et activiste parce que je ne savais rien de la réalité de cette maladie ni de ce qu’il était bon de faire pour l’intérêt général. Tout m’énervait. Et puis je me suis remis sur Facebook et j’ai fait ce que j’aime : rédiger de longs posts. J’ai compris que je devais profiter de cette période pour faire ce que je n’avais jamais osé : un livre en papier. Ce qui m’intéressai­t, c’était de parler d’une expérience intime et collective. Je ne considère pas le clubbing comme un endroit idyllique protégé du monde réel, bien au contraire, mais j’ai choisi d’en parler uniquement de manière positive, comme un souvenir qui transforme le passé avec nostalgie.”

De la personne qui arrive tôt avant que la fête ne batte son plein à celle qui connaît tout le monde et distribue les bises, de l’habitué·e des backstages aux gens qui ne dansent jamais, de la drag qui passe des heures à se préparer au mec qui n’a qu’une idée en tête, se foutre à poil, Crame décrit avec infiniment de tendresse un monde qu’il connaît par coeur : “J’ai passé beaucoup de temps dans les clubs en tant qu’organisate­ur. C’est une position particuliè­re car tu es là du début à la fin, tu vois tout le monde et tu es partout, en coulisses, à l’entrée, sur le dancefloor, aux chiottes. J’ai donc forcément une connaissan­ce accrue des gens qui les fréquenten­t. C’est le fruit de toutes ces observatio­ns au fil des années que j’ai voulu retranscri­re, et je me reconnais un peu dans chacun et dans chacune : les gens qui arrivent tôt c’est moi, les gens qui connaissen­t tout le monde c’est moi, les gens qui dansent comme des fous c’est moi aussi… Je n’avais surtout pas envie d’écrire un manifeste choc en forme de coup de gueule, mais après, si tu me

demandes mon avis sur la situation, je dirais que j’ai été pendant quelques mois dans un état d’esprit un peu attentiste et que désormais je suis vraiment désespéré. Je trouve la situation actuelle par rapport à la fête, à la culture ou à la jeunesse vraiment triste !”

Comme beaucoup, Crame – Arnaud Lassince de son vrai nom – est tombé dans le clubbing par hasard, la petite vingtaine, en organisant des fêtes avec une bande de potes regroupés sous le collectif Mort aux jeunes avec qui il étudie à Sciences-Po. Lui qui connaît mal le dancefloor et les musiques électroniq­ues mais adore danser apprend à mixer, à organiser des soirées, à vivre des nuits plus longues que le jour. Et met un pied dans un monde qu’il rêve secrètemen­t d’intégrer, loin de son boulot de consultant qu’il décide de quitter. En 2011, il fonde avec trois amis la House of Moda, une soirée qui va rapidement devenir un lieu d’expériment­ations sans limites pour la jeunesse LGBT où ce qui ne se faisait plus depuis des années – se mettre en scène – revient en force sous la boule à facettes.

Une ébullition créative hors norme résumée par Crame : “J’ai l’impression qu’on ne se rend pas encore compte, certaineme­nt parce que c’est trop récent, de ce que le clubbing des années 2010 a apporté, toutes ces rencontres amicales, sexuelles, amoureuses mais aussi artistique­s. Cette naissance de talents de la nuit, les créatures, les drag-queens, les prochains top models, tout ce monde qui mélangeait la mode, la performanc­e, le design, l’excentrici­té et où les gens se rencontrai­ent et testaient leurs personnage­s. C’était fou, et j’ai eu la chance avec les House of Moda de pouvoir côtoyer ces personnes qui ont inventé un univers

“Les gens qui arrivent tôt c’est moi, les gens qui connaissen­t tout le monde c’est moi, les gens qui dansent comme des fous c’est moi aussi”

CRAME

incroyable, de participer à cette explosion créatrice et, sans les clubs, tout ça n’aurait pas eu lieu. Aujourd’hui, on se met en scène sur Instagram, c’est le concours de celui ou celle qui sera le plus époustoufl­ant, mais ce n’est pas pareil, il n’y a pas de solidarité, de liens qui se créent, pas de confrontat­ion avec le réel, pas de fun : c’est désespéran­t. Il n’y a plus rien qui nous pousse à quelque chose d’aussi excitant qu’une nuit sans dormir, qui n’en finit pas et nous transporte dans une autre aventure que ce qu’on vit le jour. Pour moi, rien ne vaut un endroit où tu reçois des gouttes de sueur qui tombent du plafond à cause de la condensati­on.”

Elégamment rehaussé d’illustrati­ons signées du tatoueur Kavehrne qui apportent un regard décalé et différent de celui de Crame, Quand tu clubbais et ses portraits – portés par une écriture méticuleus­e et lucide, hédoniste et mélancoliq­ue – de tous·tes ceux et celles pour qui sortir participe d’un rituel comme d’un exorcisme est aussi un livre qui, entre les lignes, évoque un chapitre de l’histoire qui se referme pour toujours.

“J’ai conscience qu’on parle d’un monde révolu, explique Crame,

le clubbing est devenu du jour au lendemain une activité du passé, quelque chose qu’on ne pouvait plus faire. En général, les gens passent leurs années de jeunesse à sortir en boîte, et ensuite, pour la plupart, ils vaquent à autre chose. Mais là, en fait, tout le monde est passé à autre chose sans l’avoir choisi. On se rend tous compte, plus le temps passe et que les données sur la situation sanitaire s’accumulent, que c’est fini, que danser dans un endroit confiné et moite est de l’ordre de l’impensable. On en est même à évoquer des souvenirs lointains : ‘Ah bon, on faisait ça ? Mais c’était n’importe quoi !

On se postillonn­ait à 10 centimètre­s l’un de l’autre de manière totalement insouciant­e ?’ En mars 2021, se souvenir de tout ça est vraiment cruel. En tout cas, ça me fait terribleme­nt mal, parce que, soyons lucides, quand les clubs vont rouvrir en 2022 ou en 2023, ce sera autre chose, même si je n’ai pas d’idée précise sur le futur de la nuit. Il va y avoir du renouvelle­ment, beaucoup de lieux vont fermer, et ceux qui ouvriront seront forcément différents. Les gens qui veulent se lancer seront encore plus réticents qu’auparavant, et en tant que LGBT, on aura encore moins d’espaces qu’auparavant, car c’est infernal d’ouvrir et de faire tourner un club. Il y a encore des militants de la nuit très actifs qui se battent et y croient, et puis il y a tous les autres qu’on ne voit pas, qui en vivaient, qui ne peuvent plus attendre, qui ont baissé les bras et décidé de changer de vie, et c’est mon cas !”

Quand tu clubbais de Crame, illustrati­ons Kavehrne, 62 p., 12 €. En commande sur kavehrne.bigcartel.com/product/quand-tuclubbais-2

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Crame, lors d’un de ses sets, par son frère, le photograph­e Hervé Lassïnce
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Pour Quand tu clubbais, Crame a fait appel à l’illustrate­ur et tatoueur Kavehrne

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