Les Inrockuptibles

Aurélien Bellanger

- TEXTE Léonard Billot PHOTO Felipe Barbosa pour Les Inrockupti­bles

Dans son nouveau roman, Téléréalit­é, l’écrivain s’intéresse à la télévision et en commente six moments forts

Après s’être penché sur les années Sarkozy, le Grand Paris ou la constructi­on de l’Europe, AURÉLIEN BELLANGER renoue avec sa fascinatio­n romanesque pour les objets de la modernité, ces machines qui bornent la course froide d’un technocapi­talisme effréné. Dans Téléréalit­é, il s’attaque à la télévision. Plongée dans l’art de vendre du temps de cerveau disponible.

Comment est né le projet Téléréalit­é ?

Aurélien Bellanger — L’accident, c’est un article du Monde sur le rachat d’Endemol par Stéphane Courbit, il y a deux ans. Ça a été le point de départ, à cause d’un gag ridicule : je connais très bien les années Sarkozy, j’ai bossé dessus. Stéphane Courbit est un vrai personnage de cette période-là, or je le confondais avec Rolland Courbis, l’ancien entraîneur de l’OM. J’avais aggloméré les deux prénoms. Donc Stéphane Courbit, je l’avais manqué. Je ne connaissai­s pas son existence avant de le découvrir au moment du rachat d’Endemol.

Qu’est-ce qui t’a intéressé dans ce personnage ?

C’est le petit provincial qui devient roi de la télé. Il y avait une pureté narrative qui me plaisait. Et la seconde chose, propre à ma génération, c’est que j’ai un rapport de vraie fascinatio­n pour la télé. Ça a été à 99 % les images que j’ai consommées jusqu’à mes 25, 30 ans. Je trouve ça très beau mais d’une beauté bizarre, mélancoliq­ue. Les habillages de chaîne me fascinent depuis toujours. Et notamment ceux d’avant, lorsqu’on voyait seulement les intertitre­s bleus des publicités, ça avait l’air d’être déjà quelque chose du futur, d’une sorte de langage froid des machines ou du langage du capitalism­e sans aucune fioriture, sans aucune incarnatio­n.

“Le théâtre en tant que grand art populaire s’est probableme­nt réfugié dans la téléréalit­é”

Quel rapport entretiens-tu avec la télévision ?

La télé me fascine pour ça, en tant qu’elle est spectacle autonome. Quand j’ai lu, assez jeune, à 20 ans, La Société du spectacle de Debord, j’ai vraiment reconnu mon expérience de spectateur. Ce qui est intéressan­t, c’est que la critique de la télé en France est tout de suite morale et rarement esthétique. Elle ne dit pas la grandeur, le sublime, potentiell­ement affreux, mais glaçant de ce spectacle. L’exemple le plus emblématiq­ue, avant même Loft Story et la surexposit­ion du corps de Loana, ce sont les footballeu­rs filmés par plusieurs caméras, aux ombres écartelées. C’est déjà un spectacle un peu sacrificie­l. Et puis, avec la télévision, je trouve que l’on est dans un vrai point aveugle de l’histoire de l’art. Je voulais raconter la télé qui faisait de l’art, notamment dans la variété. J’ai beaucoup de respect pour les émissions de variétés, et je trouve que beaucoup d’objets ne sont pas bien traités par la critique de télévision, qui est un genre qui n’a quasiment jamais existé.

Par plusieurs aspects, ce roman semble renvoyer à ton premier, La Théorie de l’informatio­n (2012)…

Oui, déjà parce que les parcours des personnage­s se ressemblen­t. C’est une sorte d’obsession que j’ai pour les milliardai­res self-made men, made in France. Et puis, quelque chose aussi de la fascinatio­n pour une sorte de monde d’après. Dans le premier, c’était la modernité technologi­que. Ici, on ne peut pas dire que la télé soit à la pointe de la modernité, mais elle a été une mise en scène de la modernité et, jusqu’à peu, elle était une instance de validation. Rien n’existait si ça ne passait pas à la télévision.

Et comment expliques-tu ce goût d’écrivain pour les personnage­s de tycoons ?

C’est un point tellement aveugle de mes livres qu’il fallait que je finisse par le traiter réflexivem­ent, avec, disons, lucidité. Et, bizarremen­t, je pense que c’est ce par quoi mes livres sont le plus de gauche et le plus marxistes.

Une phrase de Brecht sur laquelle je suis tombé récemment dit en substance : “Les capitalist­es ont besoin d’être seuls pour être intelligen­ts, contrairem­ent aux prolétaire­s.” Ça résume, je crois, l’essence même du capitalism­e qui s’incarnerai­t chez ces milliardai­res, presque comme une pathologie mélancoliq­ue. Ou bien comme si, avec ces personnage­s, le capitalism­e prenait brièvement forme humaine. En cela, je ne renie pas la première phrase de La Théorie de l’informatio­n : “Les milliardai­res sont les prolétaire­s de la post-humanité.”

Je trouve que, tout à fait paradoxale­ment, ils sont d’une extrême misère, indépendam­ment de leurs facilités financière­s. Et puis, c’est une vraie mythologie contempora­ine le milliardai­re, incontesta­blement. On le voit avec Elon Musk aujourd’hui. C’est là que se jouent les enjeux de l’époque, voire les enjeux messianiqu­es de l’époque. Aujourd’hui, beaucoup de gens croient, même inconsciem­ment, que Musk va tous nous emmener sur Mars pour nous sauver la vie – quand bien même il n’est pas spécialeme­nt en train de nous offrir des voitures.

D’ailleurs, dans le roman, tu ne cesses de renvoyer la téléréalit­é à quelque chose de mystique. En comparant les plateaux à des monastères, en rappelant que chaque programme a son confession­nal, etc.

Encore une fois, c’était presque un gag au début. Je suis parti du constat qu’on avait trop assimilé les Lofteurs à des âmes perdues. Et puis, ces règles très strictes qu’ils vont suivre pendant toute la durée du programme ne peuvent pas ne pas rappeler la longue histoire du monarchism­e et des ordres religieux : obéir à une voix, etc. Il y avait une analogie formelle qui me semblait marrante à explorer. Dans un deuxième temps, il y avait la question du narcissism­e. On a trop facilement réduit le narcissism­e à quelque chose de mal. Alors, dans le roman, je fais dire – provocatio­n facile – à l’un des personnage­s, un prêtre, qu’on pourrait avoir un rapport presque évangéliqu­e au narcissism­e : “Prends soin de ton prochain comme de toi-même.” Plus sérieuseme­nt, la longue histoire du sentiment de soi à travers la postmodern­ité de l’Occident finissant a quelque chose en soi de religieux. Ça m’intéressai­t de relier ça à ça et pas juste de dire : “Aujourd’hui, on est narcissiqu­e, on prend des selfies.” C’est un peu ce que je fais dans tous mes livres, je vais chercher la transcenda­nce dans l’immanence la plus absolue. Je ne sais pas si ça va marcher, mais c’est un mouvement qui m’intéresse. Aller chercher l’endroit le moins religieux au monde et essayer d’en faire une lecture religieuse. Je crois aux vertus métaphysiq­ues de l’oxymore.

Comment ce nouveau texte s’inscritil dans ton oeuvre romanesque ?

A la base, je travaillai­s sur un projet – sur lequel je suis toujours d’ailleurs – mais que j’ai du mal à amorcer. Quand, soudain, j’ai eu cette idée de roman qui n’était pas du tout prévu au programme. C’est ce qui est marrant d’ailleurs : avoir un programme et faire des petites bifurcatio­ns. Et donc, Téléréalit­é est une bifurcatio­n mais qui raboute parce que c’est une relecture du premier. Et puis, il y a aussi ce projet plus souterrain : ces deux dernières années, j’ai beaucoup lu Walter Benjamin. Et là, c’est le premier livre qui révèle son influence, à savoir une analyse entre marxisme et esthétique.

Quelle est l’idée ?

Je pense que des structures de domination et du capital en tant que tel, on ne peut savoir que la forme esthétique qu’elles se donnent. C’est la grande découverte de Benjamin. Un jour, il va chez sa tante et il y a une sorte de petite vitrine qui met en scène une pierre avec des petits mineurs automates qui taillent cette pierre. C’est l’idée que ce système d’exploitati­on très dur qu’a été le travail

“La critique de la télé en France est tout de suite morale et rarement esthétique. Elle ne dit pas la grandeur, le sublime, potentiell­ement affreux, mais glaçant de ce spectacle”

dans les mines au début du XIXe siècle devienne, deux génération­s plus tard, une sorte de jouet animé dans le salon d’une grande bourgeoise de Berlin. C’est comme si, par le filtre uniquement esthétique, donc de la production d’objets en tant qu’oeuvres d’art, on arrivait à comprendre profondéme­nt quelle forme se donne ce grand fantôme invisible que serait le capital. C’est à la fois intéressan­t, car l’oeuvre d’art est obligée de s’intégrer à cela – elle est grosso modo, pour le dire en mauvais marxisme, le divertisse­ment du bourgeois et, néanmoins, elle est le seul observatoi­re qu’on a pour scruter cette espèce d’indicible profond que seraient les structures capitalist­iques invisibles. Pour le dire autrement, le vrai objet de la télé – la fameuse phrase de l’ancien pdg de TF1 sur le temps de cerveau disponible et le Coca-Cola –, c’est la publicité. La télévision comme un vieux truc de magicien, qui montre toujours à dessein le mauvais endroit.

C’est ce que raconte en partie Téléréalit­é.

Oui, la quasi-totalité des programmes sont une illustrati­on de la publicité.

On a l’impression que la publicité coupe le spectacle en tranches, alors que c’est le spectacle qui interrompt sans cesse la publicité. C’est une sorte de vue en coupe sur les vraies tendances structurel­les du moment. Le corollaire de ça, c’est qu’on n’a qu’à regarder attentivem­ent le spectacle pour désobéir aux magiciens de l’image…

Penses-tu que la télévision est un art ? La question traverse tout ton roman…

Je pense que tous les gens qui en ont fait sérieuseme­nt ont frôlé cette question mais ont été comme empêchés de répondre par les contrainte­s économique­s. Mais je crois qu’elle est un art en tant qu’elle a été la mise en scène la plus spectacula­ire de la seconde moitié du XXe siècle. Elle est un art, et c’est encore plus frappant avec la téléréalit­é, avec des jeux sur la distanciat­ion brechtienn­e, où l’on ne sait plus s’ils jouent la comédie ou non. Elle poursuit la grande aventure du théâtre. Le théâtre en tant que grand art populaire s’est probableme­nt réfugié dans la téléréalit­é. Après, je ne sais pas. Je me souviens que quand M6 avait refait ses logos, des grands “M” translucid­es comme on les aimait au début des années 2000 pour montrer qu’on faisait de la super 3D, j’avais trouvé ça magnifique, sans aucun second degré.

Il y a plein d’endroits par où la télé est un art, mais c’est un art sans critique. Ce n’est pas évident. C’est un art qui a des commandita­ires comme à la Renaissanc­e. Les artistes de la Renaissanc­e avaient leur Vasari [figure de la Renaissanc­e italienne, fondateur de l’histoire de l’art], or il n’y a pas vraiment de Vasari aujourd’hui.

Penses-tu que la télévision est morte ?

Elle est morte comme le théâtre populaire est mort. Il n’est jamais mort et ne mourra jamais. Il a pris d’autres formes. Elle est morte en tant que grand art hégémoniqu­e, très probableme­nt. Ce qu’a été le 20 h est mort, ce qu’a été le grand documentai­re de variété est mort, mais elle a essaimé partout. Ses formes ne vont pas arrêter de rebondir. Cela va être très difficile de placer des frontières. En tout cas, elle n’est pas morte mais, a priori, son apogée est derrière elle.

Téléréalit­é (Gallimard), 256 p., 19 €

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A Paris, en février
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