Les Inrockuptibles

Lana Del Rey

Avec Chemtrails over the Country Club, son huitième album, LANA DEL REY rend hommage à l’héritage musical 70’s de Laurel Canyon et s’aventure dans le bayou et ses mythes. Quand la diva se rêve sorcière, le ravissemen­t n’est pas loin.

- TEXTE Sophie Rosemont

Son dernier album, Chemtrails over the Country Club, puise aux sources du Laurel Canyon des 70’s et des mythes du bayou

PRÉSENTE ET ABSENTE À LA FOIS. HUIT ALBUMS DEPUIS SON TOUT PREMIER DISQUE, Lana Del Ray A.K.A. Lizzy Grant, paru en 2010, juste avant l’explosion de Born to Die, l’un des trois albums signés par une artiste féminine à être resté plus de six ans dans le classement du Billboard. Ces deux dernières années, sa production s’est intensifié­e : Norman Fucking Rockwell! à l’été 2019, Violet Bent Backwards over the Grass à l’automne 2020, et aujourd’hui Chemtrails over the Country Club. En publiant un disque ou presque par an depuis une décennie, Lana Del Rey réussit donc le tour de force de se faire tellement désirer qu’elle en paraît inactive.

Evanescent­e à l’excès, en dépit d’un Instagram bien tangible où elle récite ses poèmes face caméra et poste des images de ses copines et/ou idoles – d’Andra Day à Joan Baez. Parce qu’elle ne se produit que rarement en concert sur nos terres européenne­s – la faute à des annulation­s pour “raisons de santé” et le Covid-19. Parce qu’elle parle peu. Obtenir une interview pour Norman Fucking Rockwell! tenait du miracle, et notre discussion d’alors (parue en septembre 2019 dans le n° 1240 des Inrocks) nous avait confirmé que ses premières années d’interviews avaient été si calamiteus­es (merci au paternalis­me méprisant réservé par certains confrères aux jeunes artistes féminines) qu’elle avait décidé de réduire au strict minimum sa promotion. Voire au néant.

Pour Chemtrails over the Country Club, elle n’a parlé à ce jour qu’au magazine Mojo. Un recueil de onze chansons impeccable­ment tournées, où elle se révèle fidèle à elle-même et pourtant différente. Elle qui semble sans cesse changer – d’humeur, de chevelure, de visage parfois –, on la reconnaît néanmoins entre mille. Comme si elle souhaitait avoir l’apparence de ce qu’elle prétend être : la définition même du simulacre. Qu’aurait pensé le philosophe Jean Baudrillar­d de Lana Del Rey ? Peut-être l’aurait-il fustigée, le simulacre brouillant les pistes, dissimulan­t nos référents. Peut-être aurait-il été intrigué comme il l’avait été jadis par Madonna, dont il identifiai­t le manque d’“altérité réelle”. Peut-être aurait-il été séduit par la mélancolie innée de Lana, bien réelle celle-ci, et qui peut offrir une autre lecture à cette formule de Baudrillar­d : “Le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité – c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai.”

Tout est vrai et tout est inventé chez Lana Del Rey. En témoigne le fabuleux (dans tous les sens du terme) Chemtrails over the Country Club, et ce dès le titre d’ouverture White Dress, où elle interpelle de sa voix haut perchée la jeune fille qu’elle était à 19 ans, dévouée à ses rêves américains, mais aussi à sa volonté de (re)prendre confiance en elle. Les mélodies sont somptueuse­s, les rythmiques s’offrent des soli, les cordes font dans la dentelle. L’ensemble est en grande partie joué et orchestré par le multi-instrument­iste Jack Antonoff, fidèle au poste depuis Norman Fucking Rockwell! Quasi tous les titres sont écrits, composés et produits avec lui, hormis la sublime conclusion, For Free, reprise de Joni Mitchell partagée avec ses amies Weyes Blood et Zella Day. Elle est tirée de l’album Ladies of the Canyon (1970), qui aurait pu être aussi le titre de ce disque – et auquel Lana rendait déjà hommage dans Bartender sur Norman Fucking Rockwell! : “All the ladies of the canyon/Wearing black to the house parties/Crosby, Stills and Nash is playing/Wine is flowing with Bacardi.” Ces femmes de Laurel Canyon dont elle nous parlait en août 2019, en off, expliquant qu’elle avait déjà en tête un projet autour duquel s’articulera­it cette mythologie.

Ici, elle chante, gentiment vantarde, qu’elle “reprend Joni et qu’elle danse avec Joan”. Aurait-elle pris la grosse tête ? Elle s’en défend. Avec Dark But Just a Game, elle rappelle qu’elle reste la même face à l’industrie musicale, qui peut s’avérer nocive voire anxiogène pour les artistes. Un univers sombre, qui n’est pourtant qu’un jeu, comme lui a glissé un soir Antonoff, rompu aux batailles d’ego du milieu.

Concernant Lana Del Rey, c’est dès le succès de Born to Die qu’elle a été méprisée, moquée, son talent nié. “On m’dévisage/On m’envisage/Comme une fille que je ne suis pas/Je m’exile/Si fragile/ Mille et une nuits m’éloignent de moi” : ces paroles de Gainsbourg pour Vanessa Paradis, Lizzy Grant aurait pu les faire siennes

S’essayant parfois à des arrangemen­ts synthético­bricolés, elle se rapproche ici de ce qu’elle a toujours été : une cowgirl qui a le blues

quand on l’accusait d’avoir des lèvres trop gonflées, d’être trop superficie­lle, issue d’une famille blanche trop riche. Ce qui est faux, rappelle-t-elle à Mojo. Son enfance n’a pas été celle d’une petite fille riche qui s’invente des malheurs. Ses débuts ont été suffisamme­nt laborieux pour changer de patronyme deux fois (au moins) et affronter des clubs à moitié vides…, avant de rencontrer son manager, Ben Mawson, aussitôt convaincu par le timbre et le potentiel de diva de la jeune femme. Chemtrails over the Country Club rappelle à quel point il a eu le nez creux.

Naviguant toujours dans les eaux troubles de la pop, flirtant avec la psalmodie, s’essayant parfois à des arrangemen­ts synthético-bricolés ( Tulsa Jesus Freak, limite trip hop, qui s’amuse même de l’Auto-Tune), elle se rapproche ici de ce qu’elle a toujours été : une cowgirl qui a le blues. Ce qui s’entend sur la 12-cordes de Wild at Heart, sur l’étonnant Dance Till We Die, où elle pousse la voix comme on l’avait rarement entendue jusqu’ici, sur la complainte ironique de Breaking Up Slowly partagée avec Nikki Lane – “Don’t send me flowers like you always do/It’s hard to be lonely/But it’s the right thing to do.” L’objet est définitive­ment masculin, la femme prend le pouvoir auquel elle a toujours eu accès sans en avoir conscience.

Et elle n’est pas seule, comme l’affirme la photograph­ie de la pochette de Chemtrails over the Country Club, où Lana Del Rey éclate de rire, entourée d’une bande de copines. Qui ne sont pas toutes blanches de peau, comme certain·es auraient pu le supposer, vu la polémique de 2020 où on l’avait taxée de racisme et où on lui avait reproché de faire reculer les avancées féministes en glamourisa­nt les relations amoureuses abusives (elle s’en était défendue en arguant que des Beyoncé ou Cardi B ne subissaien­t pas les mêmes reproches). La sororité n’est pas un vain mot pour Lana Del Rey : les hommes sont de moins en moins présents dans ses clips, et celui de Chemtrails over the Country Club offre une mise en scène du féminin tout en déconstrui­sant l’image de la chanteuse. Du moins celle à laquelle on s’attendait, comme l’explique Perrine Quennesson, critique cinéma et professeur­e à l’Ecole supérieure d’études cinématogr­aphiques (ESEC) : “Jusqu’à ce clip, elle rejouait sans cesse cette partition de la Californie­nne centrée sur ses émotions, presque impalpable, faussement soumise. Ici, l’image 1/1 des premières minutes, ultra-saccadée, qui enferme Lana dans son personnage d’héroïne au croisement de la pin-up et de la bourgeoise, se mue en format quasi Scope, qui la montre plus dans son entièreté. Un jeu qu’avait déjà joué Xavier Dolan dans Mommy, où son personnage repoussait le cadre de ses mains pour se libérer de sa propre maladie. Comme Lana ici avec sa personnali­té… Derrière la femme idéalisée des années 1950 se cache quelqu’un de plus complexe, vivant, voire sauvage. Elle convoque le mythe de la créature rougarou, mélange de wendigo et de loup-garou, en quittant sa Californie adorée pour le bayou de la Louisiane où elle retrouve ses compagnes sorcières.”

Auparavant, cette sauvagerie ne semblait guère se manifester dans ses clips autrement que dans les nombreuses représenta­tions d’animaux aussi capables d’hypnotiser que de tuer, tels le crocodile et le tigre. Mais les intonation­s folky de Chemtrails over the Country Club et ses textes ambivalent­s

( Let Me Love You like a Woman, ordonne-t-elle) nous rappellent les mélopées intimistes de la reine Joni, certes, mais aussi de Bobbie Gentry, Linda Ronstadt ou encore Stevie Nicks, sorcière par excellence. Si elle demeure celle dont on est tombé·e amoureux·euse il y a une décennie désormais, Lana Del Rey ne cesse de se métamorpho­ser, se teint les cheveux, change de look, de traits parfois – l’esthétique du simulacre, encore.

Icône pop, toujours, ne cessant de contempler son reflet dans le miroir pour y trouver ses propres vérités, cependant affranchie des rôles de femme fatale hollywoodi­ens voués à la trahison et à la tragédie. Impossible d’apparaître au naturel, elle qui a besoin de façonner son image comme ses chansons. “Son allure vestimenta­ire est à l’image de son style musical : changeant, volontiers vintage, doté d’une subjectivi­té sexuelle très nette, commente Benjamin Simmenauer, philosophe de la mode et professeur à l’Institut français de la mode (IFM). Il a évolué depuis ses débuts, où elle resituait le néo-rétro du début du XXIe siècle dans une incarnatio­n féminine distanciée, voire ironique. Elle a collaboré avec Gucci en 2019 et évolue moins dans la formalité, se prêtant à l’hippie folk ou au streetwear. On ne peut la caractéris­er précisémen­t comme on le ferait avec Rihanna ou Lady Gaga.” Non, en effet, Lana Del Rey n’est pas près de choisir son camp et de renoncer à ses contradict­ions, entre Beyoncé et Joni Mitchell, le folk(lorique) et le gothique, la pop et l’Americana, l’indie et le mainstream, l’amour et la violence. Voilà tout ce que raconte Chemtrails over the Country Club.

Chemtrails over the Country Club (Polydor/Universal), sortie le 19 mars

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 ??  ?? Captures du clip de Chemtrails over the Country Club
Captures du clip de Chemtrails over the Country Club
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