Les Inrockuptibles

It’s a Sin

- TEXTE Olivier Joyard

Entre légèreté et tragédie, une mini-série sur l’explosion du sida à Londres dans les années 1980 par Russell T Davies

Deux ans après l’excellente Years and Years, Russell T Davies signe IT’S A SIN, une mini-série sur l’explosion du sida à Londres en 1981. En suivant pendant dix ans la trajectoir­e de cinq ados gays brutalemen­t confrontés à la maladie et à la mort, le scénariste parvient à mêler avec maestria élan vital et ignorance meurtrière, légèreté et honte.

AVEC LE BREXIT, IL FAUT MAINTENANT UN PASSEPORT POUR ENTRER AU ROYAUME-UNI. Heureuseme­nt, les séries existent, plus fortes et ouvertes que jamais, pour en donner des nouvelles précises et profondes. Le premier exercice pour s’en convaincre devrait consister à regarder assidûment le travail de Russell T Davies, scénariste star depuis les années 1990, dont la nouvelle mini-série It’s a Sin, chronique des années sida à Londres, arrive chez nous après avoir secoué le début d’année british, provoquant même une montée en flèche des tests HIV préventifs. Depuis ses débuts, le Gallois travaille à sublimer et à radicalise­r en même temps la notion d’art populaire, persuadé que les plus grands sujets méritent d’être rendus accessible­s sans pour autant être simplement effleurés. Son coup d’éclat inaugural, Queer as Folk (1999-2000), fut la première série chorale mettant en scène une multitude de personnage­s gays, adaptée illico aux Etats-Unis et devenue culte.

Deux décennies plus tard, alors que le monde entier l’a admiré récemment pour son apocalypti­que et flippante prophétie nommée Years and Years en 2019 (dont on ne se remet toujours pas), le quinquagén­aire retourne vers sa jeunesse. Et pas n’importe quelle jeunesse : celle d’un post-ado attiré par les mecs, surgissant à Londres alors que l’épidémie de sida commençait à bas bruit. Son histoire, donc. Celle d’une génération aussi.

It’s a Sin tient son nom du bel hymne pop des Pet Shop Boys sorti en 1987, mais elle raconte surtout comment une société entière a voulu mettre à l’écart ceux qu’elle considérai­t comme coupables de péchés, quitte à les laisser mourir complèteme­nt seuls d’une maladie alors peu connue. Tout commence pourtant sur une note d’espoir, quand cinq ados gays font leurs premiers pas dans la capitale, en rupture familiale pour la plupart, mais pleins du désir de travailler à Savile Row – le quartier des tailleurs –, de devenir comédien ou simplement de tomber amoureux.

Ils s’appellent Ritchie (Olly Alexander), Roscoe (Omari Douglas), Colin (Callum Scott Howells), Ash (Nathaniel Curtis) et Gloria (David Carlyle). Avec Jill (Lydia West), ils emménagent dans un appartemen­t à l’abri des attaques extérieure­s, pensent-ils. Depuis des années, l’homophobie familiale et étatique se déploie dans chaque recoin de leur vie. Elle les empêche d’avancer, les enserre de façon insupporta­ble.

Les voilà arrivés au moment exact où certains ont trouvé la force de s’en foutre. Un moment de découverte, sociale et sexuelle, que Russell T Davis saisit dans sa fraîcheur et sa beauté. Et qui va se fracasser sur le mur du réel.

Dès le premier épisode, marqué par le rôle ultra-dur de Neil Patrick Harris (le cabotin Barney de How I MetYour Mother,

complèteme­nt transfigur­é), l’angoisse mortifère de la maladie se déploie, même si c’est encore une forme de déni qui occupe l’espace. Ce déni va perdurer longtemps. Pour raconter son histoire, Russell T Davies a choisi de suivre la même bande durant une décennie, changeant d’année à chaque épisode

– on passe de 1981 à 1984, 1986, 1988 et enfin 1991 –, essayant de trouver le juste milieu entre la vision empathique d’une poignée de personnage­s et quelque chose comme une leçon d’histoire en situation. Au bord du didactisme, sans jamais que celui-ci ne prenne le dessus,

It’s a Sin renvoie à l’Angleterre un miroir largement terni – après Small Axe, la mini-série de Steve McQueen sur le racisme subi par les communauté­s afro-antillaise­s depuis les sixties, la télé du royaume démontre son pouvoir critique.

On apprend ici, par exemple, qu’il existait une loi, initiée en 1988 par le gouverneme­nt Thatcher et appelée “Section 28”, interdisan­t toute

“promotion” de l’homosexual­ité dans le cadre public. En clair, il était interdit de parler de thèmes liés aux personnes gays dans les écoles et de nombreuses institutio­ns, créant de facto un ostracisme et favorisant la honte chez les jeunes, tandis que l’épidémie battait son plein. Thatcher avait alors saisi au bond une homophobie décomplexé­e dans la société britanniqu­e, propulsée par l’idée que le sida serait un “cancer gay”.

Dans un entretien donné au mois de janvier dernier, le créateur racontait s’être inquiété, juste avant la diffusion, d’avoir trop adouci la réalité dans les cinq épisodes. “En me couchant le soir, je me disais : ‘Mon Dieu, j’ai retenu mes coups,

Les héros d’It’s a Sin doivent lutter en simultané contre deux virus presque aussi mortels : une maladie qui les accable et une société qui les hait

la série n’est pas assez forte’. […] Je me disais que j’avais essayé de maintenir la températur­e à un certain niveau, de contrôler ma colère, car je refusais que tout soit guidé par la colère. Je voulais une série accessible et ouverte, en trouvant d’autres choses à exprimer.” Il est pourtant évident, après avoir traversé les cinq épisodes, que la colère dont parle Russell T Davies est palpable, franche et surtout audible. Simplement, il l’enrobe d’une certaine légèreté dont lui seul est capable d’estimer le bon dosage. Son art de la scène comme morceau de bravoure fait merveille, passer du coq à l’âne fait partie de son geste artistique. Nous sommes devant une série plutôt drôle, vive, coupante, mais aussi devant une réflexion politique et une condamnati­on sans appel de la façon dont une société a laissé grandir une épidémie gravissime.

Depuis Angels in America (la mini-série adaptée en 2003 de la pièce homonyme de Tony Kushner) ou encore 120 Battements par minute (film de 2017 de Robin Campillo), les récits sur ces années tragiques nous parviennen­t, mais c’est toujours un continent ignoré, pourtant si proche de nous, que l’on semble découvrir. Les héros d’It’s a Sin vivent cette époque dans leur chair et doivent lutter en simultané contre deux virus presque aussi mortels : une maladie qui les accable et une société qui les hait. La série montre comment étaient alors traités les malades, avec une inhumanité stupéfiant­e, non seulement isolés mais parfois maintenus contre leur gré dans une situation de captivité. Les épidémies sont politiques, nous rappelle justement

It’s a Sin. Ce que la pandémie actuelle n’a bien sûr fait que confirmer.

Mais Russell T Davies ne s’arrête pas là. Il montre comment la communauté gay, elle-même, a entretenu une forme de déni sur la maladie. Vers le début de l’épisode deux, le personnage le plus en vue, l’apprenti acteur Ritchie, se lance dans une longue diatribe niant la réalité de l’épidémie, disant notamment ceci :

“Comment un cancer peut-il être gay ? Ça se voit à quoi ? Il est rose ?” Quelques épisodes plus tard, quand les morts se seront accumulés, il regardera comme les autres un clip de prévention télé tentant de limiter les dégâts. “Ne mourez pas d’ignorance”, entend-on notamment. C’est pourtant bien ce qui s’est passé. Ritchie, quant à lui, a continué à coucher avec des mecs sans leur dire qu’il était séropositi­f. Il a cultivé sa honte, sa haine de soi, au point de la rendre mortelle.

L’homophobie tue : la phrase devra être répétée probableme­nt longtemps. It’s a Sin en fait son sujet, avec la puissance et l’empathie nécessaire­s pour développer des personnage­s riches, divers et surprenant­s. Ainsi, l’une des plus belles trajectoir­es de la série s’avère celle de Jill, une femme hétéro qui devient militante à mesure qu’elle voit ses amis tomber comme des mouches. Dans l’ultime épisode, elle va rendre visite à une mère qui vient de perdre son fils après l’avoir ignoré pendant trop longtemps et haï pour ce qu’il était. Jill lui assène ses quatre vérités : “C’est de votre faute […]. Voilà ce que la honte fait aux gens. Les dispensair­es sont pleins d’hommes qui pensent qu’ils le méritent. Ils sont en train de mourir et une petite partie d’eux-mêmes pense que c’est normal. ‘C’est de ma faute. C’est mon goût pour le sexe qui me tue’ […]. Ils meurent tous, ils meurent à cause de vous.”

It’s a Sin de Russell T Davies, avec Olly Alexander, Omari Douglas, Callum Scott Howells, Lydia West, Nathaniel Curtis, David Carlyle, Neil Patrick Harris, sur myCanal à partir du 22 mars

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 ??  ?? Omari Douglas dans le rôle de Roscoe Babatunde
Omari Douglas dans le rôle de Roscoe Babatunde

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