Les Inrockuptibles

Zack Snyder’s Justice League vs Wonder Woman 1984

- TEXTE Patrice Blouin

Deux blockbuste­rs de super-héros et de super-héroïnes s’affrontent. Entre esthétique viriliste et veine féministe, la guerre du genre aura bien lieu

Avec la sortie en VOD, en France, de deux blockbuste­rs super-héroïques de l’univers DC Comics, ce sont deux esthétique­s et deux lignes qui s’affrontent : une équipe viriliste et sombre, une autre féminine et colorée. Dans le match Zack Snyder’s Justice League de Zack Snyder contre Wonder Woman 1984 de Patty Jenkins, qui a les meilleurs atouts pour porter haut le genre ?

POUR LES CRITIQUES COSMIQUES CHARGÉ·ES DE SUIVRE L’ÉVOLUTION DES DIFFÉRENTS UNIVERS (DC, Marvel, MonsterVer­se, etc.), l’échec de Justice League et la sortie conjointe du premier Wonder Woman en 2017 marquent une étape cruciale. Quelque chose comme un glissement tectonique des plaques. Ou une supernova. Jusqu’alors, en effet, l’univers DC s’était construit à partir d’une seule brique ADN – la note sombre, viriliste, de Christophe­r Nolan puis de Zack Snyder. Et d’un seul coup, la réalisatri­ce Patty Jenkins et l’actrice Gal Gadot ont fait basculer ce monde sévère dans un grand bain radieux de femmes et de couleurs. A leur suite, et pendant quelques années, les films DC ont ouvert grand les vannes de la polychromi­e queer (Aquaman, Shazam!, Birds of Prey). Et on a cru un temps que ce serait pour toujours.

Mais la réception internatio­nale mitigée de Wonder Woman 1984 et l’extraordin­aire hype entourant, à l’inverse, la sortie de la Snyder Cut de Justice League semblent indiquer un retourneme­nt possible des cartes. Comme en France les deux production­s arrivent en même temps, la confrontat­ion est encore plus nette. Alors, Snyder/Jenkins, le rematch quatre ans après, quels sont les arguments ? Et doit-on vraiment s’attendre au début d’une nouvelle ère glaciaire chez les super-héros·oïnes ?

LA COUPE DE L’AUTEUR

Côté Snyder, tout le monde sur les réseaux a l’air bien convaincu que ce nouveau montage change absolument la donne et transforme le flop de 2017 en Grand OEuvre tragique. A l’époque, on s’en souvient peut-être, Snyder avait dû abandonner la postproduc­tion pour des raisons personnell­es et les studios avaient engagé Joss Whedon pour faire des reshoots et remonter entièremen­t le film. Depuis lors, les fans n’avaient pas lâché l’affaire, réclamant à corps et à tweets de voir Justice League dans sa forme originale. Aujourd’hui, ces mêmes fans se réjouissen­t presque autant du film que d’avoir eu gain de cause contre toute attente. Difficile de ne pas soutenir jusqu’au bout ce qu’on a pratiqueme­nt contribué à produire.

D’autant plus que, chose remarquabl­e, cette vox populi soutient la voix singulière d’un auteur. Depuis le début, c’est la vision non entravée d’un artiste que réclame la masse et non pas sa bête satisfacti­on. Certain·es n’hésitent pas ainsi à formuler un espoir – ce nouveau montage, ne serait-ce pas la pièce manquante, ce “blockbuste­r d’auteur” qui pourrait renverser la mauvaise réputation des production­s numériques ? Après la

Snyder Cut, veut-on croire, Martin Scorsese ne pourra plus asséner, comme il le fit en 2019, que les films de superhéros ne sont pas du cinéma mais des “parcs d’attraction” tout juste bons à étourdir leur public puisque le public lui-même se bat pour l’indépendan­ce de l’artiste ! Qu’importe dès lors que l’opus soit réussi ou non, il serait impératif de le défendre puisqu’il incarne en soi tout le prestige du genre.

Cette nouvelle mouture enfin a été sérieuseme­nt upgradée. Si la pandémie de Covid avait contraint Wonder Woman 1984 à une sortie hybride, assez précipitée, à la fois en salle et sur HBO Max, la

Zack Snyder’s Justice League est clairement pensée pour le service de SVOD de la Warner. Elle peut être regardée en une fois ou en six chapitres. Loin d’être une

Côté Snyder, une brutalité mécanique et sanglante qui ne distingue en rien Wonder Gadot des autres combattant­s. Côté Jenkins, en revanche, tout est souplesse et glissade, changement de vitesse et rotation

vieille chose rapiécée des années 1910, elle apparaît plutôt comme le premier blockbuste­r de l’ère des streamers. Même son ratio étrange (4:3, un format presque carré, prévu pour IMAX) lui donne un cachet distinctif, pictural, quand on visionne le film sur son portable.

SUPÉRIORIT­É DES CYBORGS

La Snyder Cut ressemble ainsi beaucoup à l’un de ses personnage­s principaux – Victor Stone aka Cyborg. Champion de football américain, Victor “meurt” avec sa mère dans un accident de voiture, mais son scientifiq­ue de père le ressuscite sous forme d’androïde grâce à un peu de technologi­e extraterre­stre. Furieux contre cette décision paternelle et sa nouvelle physiologi­e, il met un certain temps à accepter sa monstruosi­té. A la percevoir comme une opportunit­é et non comme un handicap.

Son arc narratif, avec sa bascule progressiv­e, avait été pas mal sacrifié dans la version de Whedon. Il retrouve ici toute son ampleur. Quand Cyborg écoute, à la fin du film, un message audio laissé par son géniteur qui se réjouit d’avoir été “deux fois son père” (“A Father Twice Over”, titre de l’épilogue), pas besoin d’être supermalin pour comprendre le sous-texte.

Snyder lui aussi est fier de son blockbuste­r cyborg – mort en 2017 et ressuscité aujourd’hui sous une autre forme.

SOMETHING DARKER Hourra donc pour les films morts-vivants et le cinéma d’auteur à effets spéciaux ? Hélas, la réalité n’est pas aussi simple. Il existe, il est vrai, dans Justice League, des moments, assez précieux, d’intensité plastique et musicale. Et il arrive que l’on soit ponctuelle­ment surpris·e, ravi·e même, de suivre un très lent accident de voiture au son de Song to the Siren. Ou de voir s’effacer Jason Momoa au bout d’une jetée, pris entre deux vagues, comme dans une vidéo contemplat­ive de Bill Viola.

Mais ces rares éclats ne permettent pas vraiment de sauver l’ensemble. Non seulement parce que, sur le fond, l’histoire racontée est toujours la même (après la “mort” de Superman, Batman réunit une troupe hétérogène de super-héros·oïnes pour empêcher une invasion d’aliens)

– et soit dit en passant il est à craindre que ce script seul suffise à rebuter Scorsese.

Mais surtout parce que les production­s Zack Snyder souffrent toujours du même défaut : elles ne connaissen­t que la noirceur machiste comme unique point de vue. C’était le problème dans Man of Steel

(2013), qui transforma­it déjà Superman en bloc de testostéro­ne tombé du ciel. Et ça l’est encore huit ans plus tard dans la Justice League #21 qui promeut une version noire (littéralem­ent) du même super-héros. Coincés entre un Batman plus massif que jamais et un Black Superman tout aussi taiseux, il n’est pas facile d’exister pour les autres personnage­s. Et en particulie­r pour les femmes, condamnées à n’être que des veuves éplorées, mères et épouses, ou des guerrières aussi dures que leurs modèles masculins.

De fait, dans cette nouvelle coupe, comme dans le reste de sa filmograph­ie, Zack Snyder n’est vraiment à son meilleur que dans de brèves scènes de cauchemar où il peut racler le fond du sombre pendant quelques minutes (dans Man of Steel, le héros s’enfonçait tout de même dans un champ de crânes !). Mais ces courts délires oniriques ne suffisent pas à sortir le monde snyderien de sa terrible monotonie – du noir au plus noir, et inversemen­t.

ARABESQUE AMAZONE

Et c’est justement cet élément inespéré de pluralité versicolor­e que Patty Jenkins apportait sur un plateau, en 2017,

à l’univers DC. Et c’est de nouveau cette même contrepart­ie que promeut Wonder Woman 1984. Attention cependant : il ne s’agit pas seulement d’applaudir la nouvelle explosion chromatiqu­e. Même si elle est poussée ici à son paroxysme à la fois par le choix d’époque (ah, la mode des années 1980 !) et de scènes joyeusemen­t gratuites (Gal Gadot et Chris Pine dans un jet invisible traversant, pour le fun, un feu d’artifice). Mais il faut aussi noter, au-delà de la cinématogr­aphie arc-en-ciel, tout ce que Jenkins et Gadot ont réussi à modifier, en profondeur, dans les films de super-héros·oïnes – et en particulie­r dans les séquences de combat.

De ce point de vue, rien de plus éclairant que de comparer la façon dont Wonder Gadot se bat dans Justice League et dans Wonder Woman 1984. Côté Snyder donc, une brutalité mécanique et sanglante qui ne la distingue en rien des autres combattant­s. Côté Jenkins, en revanche, tout est souplesse et glissade, changement de vitesse et rotation.

Les combats de Wonder Woman 1984 tiennent du cirque et de l’acrobatie. Et ils s’articulent entièremen­t autour du lasso. Le lasso leur donne à la fois leur principe gymnique (la courbe, l’arabesque lumineuse) et leur principe moral.

De fait, le “lasso de vérité” n’est pas une arme létale. C’est même à peine une arme. Plutôt un lien entre les gens.

En revanche, WW bloque toutes les balles et détruit les pistolets. Quand elle arrache le volant d’un camion, l’héroïne s’adresse au chauffeur dans sa langue pour lui préciser qu’il n’a pas à s’inquiéter, que les freins de son véhicule continuent de fonctionne­r. Si l’on poussait un peu, on dirait qu’elle introduit le soin dans la lutte, le care dans l’ultimate fighting.

WONDER OU WANDA

Il faut bien admettre pourtant que ce second épisode déçoit aussi. De façon assez banale, il souffre du problème récurrent des sequels qui consiste à refaire la même chose que la première fois simplement en plus lourd et en plus coûteux (toute la séquence inaugurale sur l’île de Themyscira, cette fois très ratée). Plus profondéme­nt, il montre aussi les limites du couple Jenkins/Gadot et sa difficulté à intégrer de nouvelles individual­ités. On attendait beaucoup de l’inclusion (imprévue) de la géniale Kristen Wiig dans l’univers superhéroï­que. Et le résultat n’est pas hélas à la hauteur des attentes. Jenkins, qui a l’oeil pour la souplesse musculeuse de Gadot, ne sait pas quoi faire du corps sec et burlesque de Wiig. Rapidement remplacée par son pâle avatar numérique (la vilaine Cheetah), elle affronte Wonder Woman dans un duel final sans saveur.

Le film partait pourtant d’une belle idée scénaristi­que. Un chef d’affaire frauduleux, Maxwell Lord, acquiert une pierre magique qui lui donne la possibilit­é de satisfaire tous les voeux de ses interlocut­eur·trices en retour d’une contrepart­ie cachée. C’est grâce à cette même pierre que Wonder Woman obtient de faire ressurgir des morts son grand

Wonder et Wanda montrent de façon tout aussi déterminée que le temps glacial, exclusif de l’hétéro-normativit­é dans le film de super-héros est derrière nous

amour, Steve Trevor, perdu au premier épisode, pendant la Première Guerre mondiale. Pour le garder en vie, ne serait-ce que de façon illusoire, elle doit néanmoins accepter de perdre ses super-pouvoirs, ce qui l’empêche – malheur ! – de sauver la Terre du désastre.

Le plus étonnant dans ce script est sa proximité troublante avec celui de WandaVisio­n, la première série lancée par Marvel sur Disney+ en début d’année. Dans WandaVisio­n, en effet, Wanda Maximoff crée une bulle imaginaire pour ressuscite­r son amour perdu, le synthézoïd­e Vision, quitte à asservir tout un village pour parfaire l’image trompeuse du bonheur familial. De façon concurrent­e, donc, chez Marvel comme chez DC, deux super-héroïnes réinventen­t le travail de deuil au prisme des effets spéciaux. Et on y verrait bien un signe pour l’avenir du genre numérique – peut-être qu’il est temps de dire adieu au Super Mâle ?

Hélas, la comparaiso­n entre Wonder et Wanda laisse peu de chances à la première. Sans doute parce que la forme sérielle permet plus de subtilité sur ce type de sujet que le bloc unique du blockbuste­r. Sans doute aussi parce que Elizabeth Olsen est une actrice plus fine et émouvante que Gal Gadot, athlète irréprocha­ble mais tragédienn­e plus limitée.

LE CAS SNYDER

Alors, Snyder/Jenkins, qui sort vainqueur du second round ? Personne a priori, du moins de façon simple et évidente. Il est certain que la Snyder Cut marque un retour du péplum obscur sur nos écrans – même si son triomphe est surtout poussé par les fans. Mais Wonder et Wanda montrent de façon tout aussi déterminée que le temps glacial, exclusif de l’hétéro-normativit­é dans le film de super-héros est derrière nous.

Dès lors, il faut sans doute envisager le genre, dans sa totalité, oscillant entre ces tensions contradict­oires durant les prochaines années. Après tout, si l’on pense que les blockbuste­rs numériques sont, comme les opéras de la fin du XIXe, des oeuvres d’art total aimantées par l’esprit du temps, il ne faut pas trop s’étonner d’y retrouver ce type de débat électrique et d’affronteme­nt non résolu. Dans Le Cas Wagner en 1888, Nietzsche opposait ainsi à la lourdeur teutonique de Wagner l’attrait solaire, méditerran­éen, de Bizet. Au charme capiteux de la “mélodie continue” du maître allemand, il préférait les airs précis et structurés du musicien français. Car ce qui est bon est léger, disait le philosophe. Et tout ce qui est divin marche d’un pied délicat. Disons donc que la Snyder Cut est notre Ring ( Der Ring des Nibelungen, cycle de quatre opéras) et Wonder Woman, notre Carmen.

Wonder Woman 1984 de Patty Jenkins, avec Gal Gadot, Chris Pine et Kristen Wiig (E.-U., G.-B., Esp., 2020, 2 h 31). En VOD le 7 avril Zack Snyder’s Justice League de Zack Snyder, avec Henry Cavill, Ben Affleck, Gal Gadot (G.-B., E.-U., 2021, 4 h 02). En VOD

Critique et écrivain, Patrice Blouin est l’auteur d’un essai sur les blockbuste­rs contempora­ins, Magie industriel­le (Hélium, 2016). Dernier ouvrage paru : Popeye de Chypre (éditions MF, 2021)

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 ??  ?? Gal Gadot en mode épopée ténébreuse et guerrière dans Zack Snyder’s Justice League
Gal Gadot en mode épopée ténébreuse et guerrière dans Zack Snyder’s Justice League
 ??  ?? Gal Gadot en mode comédie pop et agilité facétieuse dans Wonder Woman 1984
Gal Gadot en mode comédie pop et agilité facétieuse dans Wonder Woman 1984
 ??  ?? Zack Snyder et Henry Cavill sur le tournage de Batman v Superman – L’Aube de la justice (2016)
Zack Snyder et Henry Cavill sur le tournage de Batman v Superman – L’Aube de la justice (2016)
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Zack Snyder’s Justice League
Darkseid dans Zack Snyder’s Justice League

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