Les Inrockuptibles

Edouard Louis

- TEXTE Nelly Kaprièlian & Jean-Marc Lalanne PHOTO Louise Desnos pour Les Inrockupti­bles

Entretien avec l’écrivain à l’occasion de la parution de Combats et métamorpho­ses d’une femme

Après Qui a tué mon père, ÉDOUARD LOUIS publie aujourd’hui Combats et métamorpho­ses d’une femme, l’histoire de sa mère, itinéraire d’une victime de la violence sociale et patriarcal­e vers son émancipati­on. Une nouvelle pièce apportée à l’oeuvre de l’écrivain, une fresque autobiogra­phique qui dessine une “cartograph­ie du monde social”.

APRÈS SON PÈRE, SA MÈRE : TROIS ANS APRÈS QUI A TUÉ

MON PÈRE, ÉDOUARD LOUIS SIGNE Combats et métamorpho­ses d’une femme et poursuit le projet passionnan­t de dire le monde à travers le corps de ses proches. Celui de son père, douloureux, victime d’un accident de travail à l’usine et des réformes politiques injustes de gouverneme­nts successifs, et aujourd’hui celui de sa mère, subissant lui aussi une violence, celle de la place des femmes et des hommes dans les classes populaires les plus démunies. Sa mère qui, après celle de son fils, va accomplir sa propre émancipati­on : tout quitter, refuser ces tâches répétitive­s auxquelles sont réduites les femmes, refuser d’être brimée, rencontrer un autre homme, s’installer à Paris.

Comment raconter ces corps ? Comment dire leurs voix, celles que l’on entend si peu, encore, en littératur­e ? “On m’a dit que la littératur­e ne devait jamais ressembler à un manifeste politique et déjà j’aiguise chacune de mes phrases comme on aiguiserai­t la lame d’un couteau, écrit Edouard Louis. Parce que je le sais maintenant, ils ont construit ce qu’ils appellent littératur­e contre les vies et les corps comme le sien. Parce que je sais désormais qu’écrire sur elle, et écrire sur sa vie, c’est écrire contre la littératur­e.”

Alors comment écrire contre la littératur­e… ou comment écrire pour ceux-là justement, ces corps si peu “littéraire­s” ? C’est aussi le sujet du premier recueil d’entretiens – initiés par Louis –, qui paraît au même moment, entre lui-même et le cinéaste Ken Loach (lire p. 20). Pour aborder cet enjeu très

contempora­in que pose son travail depuis En finir avec Eddy Bellegueul­e (2014), nous avons eu envie d’un long entretien avec l’écrivain de 28 ans de passage à Paris, entre Athènes, où il a vécu quelques mois, et Bruxelles, pour une nouvelle pièce de théâtre.

Comment ce nouveau texte autour de ta mère s’articulet-il avec celui sorti il y a trois ans sur ton père, Qui a tué mon père ? S’agit-il d’une série, qui pourrait comprendre chaque membre de ta famille ?

Edouard Louis — Après avoir publié mes trois premiers livres, En finir avec Eddy Bellegueul­e, Histoire de la violence et

Qui a tué mon père, je me suis rendu compte qu’il était possible de produire une sorte de cartograph­ie générale du monde social à partir d’une expérience autobiogra­phique. L’ambition balzacienn­e de construire un tableau du monde à partir de fictions et de personnage­s, à l’intérieur d’une fresque, comme La Comédie humaine, pourrait aussi s’enraciner dans un récit de soi, non ? Dans ma formation intellectu­elle, j’ai été très marqué par Claude Lévi-Strauss et Pierre Bourdieu, et j’en ai tiré la certitude que les éléments du réel ne s’interprète­nt que dans une relation avec d’autres : par exemple, toute l’identité masculine se forme le plus souvent dans le rejet de la féminité et de l’homosexual­ité : être un vrai homme c’est ne pas se comporter comme une femme, ne pas parler comme un pédé. Etre, c’est toujours refuser d’être et rejeter d’autres possibilit­és d’être. D’où cette forme de fresque qui se dessine à travers les livres que je publie successive­ment, parce que chaque histoire que je décris entre en relation avec la suivante et la précédente, chaque identité, chaque personne se construit en rapport et contre d’autres.

Ce livre-là, Combats et métamorpho­ses d’une femme, comment est-il né ?

Je le raconte dans la scène qui ouvre le livre : un jour, j’ai retrouvé une photo de ma mère très jeune, autour de ses 20 ans, sur laquelle elle avait l’air incroyable­ment heureuse. Son visage était saturé de rêve, d’espoir, de possibilit­és. C’était quelques années avant ma naissance. Je me suis demandé : mais que s’est-il passé entre cette jeune fille sur la photo et la femme que j’ai connue enfant, qui avait 30, 35 ans et qui était si sombre ? Ma mère dans mon enfance était dure. Elle faisait le ménage, la cuisine, elle souriait peu, je ne voyais ni espoir ni rêve sur son visage.

L’image de ce bonheur sur la photograph­ie m’a fait soudaineme­nt ressentir le scandale de la destructio­n de ce bonheur et j’ai eu envie de retracer cette histoire. L’histoire d’une vie broyée par la domination masculine, par la violence de classe, par la pauvreté et l’exclusion sociale.

L’histoire d’une destructio­n, c’était déjà le motif de ton précédent livre, Qui a tué mon père. Mais beaucoup plus que ton père, ta mère est quelqu’un qui s’échappe. A un moment donné, elle se libère de sa vie.

Oui, c’est vrai, c’est l’histoire de ce livre, un jour ma mère s’est libérée de cette chape de souffrance qui pesait sur elle. Et, effectivem­ent, c’était plus compliqué à retracer. C’est plus difficile pour moi d’écrire sur le bonheur que sur la destructio­n. Cela demande une forme de douceur, et je n’y suis pas habitué, j’ai toujours conçu mes livres comme des armes. J’avais le sentiment de faire un travail expériment­al en composant un livre aussi tendre. J’avais peur aussi de ce que peut avoir de trop séduisant le récit d’une libération. Les gens adorent les histoires heureuses. Ça rassure tout le monde sur la société dans laquelle on vit : “Vous voyez, on peut s’en sortir, ce n’est pas aussi dur que ça.”

“Si mon livre est en partie la belle histoire d’une libération, je voudrais qu’il rende encore plus insupporta­ble l’idée que certaines personnes n’ont pas pu se libérer”

J’avais peur d’écrire l’histoire d’une libération qui ferait oublier toutes les vies qui n’ont pas eu la chance ou la possibilit­é de se libérer. Si mon livre est en partie la belle histoire d’une libération, je voudrais qu’il rende encore plus insupporta­ble l’idée que certaines personnes n’ont pas pu se libérer. Est-ce que la descriptio­n du bonheur et de la beauté peut susciter la colère ?

On a l’impression que tu disposes de plus d’outils pour comprendre l’itinéraire de ton père que celui de ta mère. Que ta mère, d’une certaine façon, t’est plus mystérieus­e.

Sans doute, oui. La force qu’a trouvée en elle ma mère pour s’échapper de sa vie, quitter mon père, s’installer à Paris alors qu’elle était dans un minuscule village du Nord… il y a quelque chose de difficile à expliquer. Qui relève un peu de ce que Pascal appelle la grâce, comme une force qui transcende les conditions sociales. Comme un mystère.

Mais il y a quand même quelques hypothèses possibles. Paradoxale­ment, mais c’est un paradoxe assez courant, c’est parce que ma mère était la plus dominée de son foyer, en tant que femme, face à mon père, qu’elle a pu s’échapper

– ce qui ne veut pas dire que cela se fait à chaque fois, souvent la domination vous détruit. Mais la domination peut faire aussi qu’il y a soudain quelque chose dont vous devez vous libérer, alors que les dominants n’ont pas le sentiment qu’il faut se libérer, puisqu’ils dominent.

Moi, c’est parce que j’étais le plus dominé de ma fratrie, en tant qu’enfant efféminé, gay, anormal, que j’ai trouvé la ressource de fuir. Une exclusion radicale peut justement façonner un autre rapport au monde, un décalage, qui permet d’envisager de trouver une place ailleurs. Mon père ne voulait pas que ma mère travaille, il la dissuadait de passer le permis de conduire. Comme beaucoup de femmes, elle était acculée à la vie domestique : mon père attendait d’elle qu’elle fasse le ménage, la cuisine toute la journée. De cette exclusion, ma mère a tiré une forme de distance face à sa vie et une capacité à voir que cette vie était insupporta­ble.

Penses-tu que tu lui as servi d’exemple ? Que ton évasion, en tant que transfuge social, garçon qui poursuit des études, s’installe à Paris, etc., a rendu imaginable pour elle la sienne ?

Toute libération produit d’autres libération­s. Moi-même, j’ai fui parce que d’autres fuites ont rendu cette fuite possible. Parce qu’il y a eu Jean-Luc Lagarce, Annie Ernaux, Didier Eribon, tous ces écrivains que j’ai lus. Leur libération a rendu possible la mienne. Il existe des chaînes de libération : chaque personne qui se libère rend la libération pensable dans la tête des autres et, en ce sens, chaque libération individuel­le est toujours-déjà collective. Même si la violence du réel peut bloquer ces chaînes…

Ce qui est troublant, c’est que dans ce cas de figure la fuite inverse les schémas parentaux, où en général ce sont les enfants qui se déterminen­t par rapport à leurs parents.

Dans Qui a tué mon père, j’avais écrit que ce sont les enfants qui changent leurs parents et pas l’inverse. Je n’ai pas d’enfants, je n’en aurai jamais, mais quand j’écoute les parents qui me parlent de ce qu’ils veulent faire de leurs enfants, je n’entends que des histoires d’échecs. Ils voudraient pousser leurs enfants à faire des choses et ils n’y arrivent jamais. La transforma­tion se fait dans l’autre sens. Ce sont les plus jeunes qui ont la capacité de transforme­r les génération­s précédente­s.

Il y a dans le livre un passage magnifique où tu écris que ta mère vivait avec le sentiment que sa vie idéale existait quelque part abstraitem­ent et que sa vie réelle n’était la sienne que par accident. Après avoir écrit ce passage dans la continuité du texte, tu le répètes en l’isolant sur une page. Et tu utilises ce procédé plusieurs fois. Pourquoi ?

J’avais envie que certains passages soient comme les refrains d’une chanson et qu’ils se répètent. Pour trouver la douceur que je souhaitais donner à ce livre, j’ai cherché du côté de la

“Peut-être que la vie telle que mon père l’a vécue s’appréhende mieux en s’approchant de l’essayisme, et ma mère en s’inspirant de la musique et de la poésie, parce qu’il y a quelque chose de plus lancinant dans ce qui a été sa vie”

“L’oeuvre d’Edouard entre en parfaite résonance avec notre époque”

Réalisateu­r de Maurice et scénariste de Call Me by Your Name, deux récits retraçant le trajet d’une affirmatio­n de l’homosexual­ité de leur héros, James Ivory écrit actuelleme­nt une série à partir d’En finir avec Eddy Bellegueul­e et de Qui a tué mon père. Il nous en dit plus sur ce projet de double adaptation.

“Quand la traduction d’En finir avec Eddy Bellegueul­e est sortie aux Etats-Unis, je m’en suis tout de suite procuré un exemplaire. Je ne sais plus qui m’avait parlé du livre, mais je l’ai dévoré et je l’ai trouvé merveilleu­x. J’ai ensuite lu Qui a tué mon père. Quelques mois plus tard, mon agent m’a appelé depuis la Californie pour me dire qu’une société de production avait acheté les droits d’En finir avec Eddy Bellegueul­e pour l’adapter en série et qu’on me proposait d’en écrire le scénario. J’ai immédiatem­ent dit oui. Il se trouve que j’ai par chance pu rencontrer Edouard peu de temps après, lors de l’un de ses voyages à New York, où il venait donner une interview au New York Times. Nous avons déjeuné ensemble et évoqué cette future série. En janvier dernier, juste avant que la pandémie de coronaviru­s ne paralyse le monde, c’était à mon tour d’être de passage à Paris. Nous nous sommes revus et avons poursuivi l’évocation des bases de la série. Puis, je suis allé me confiner dans ma maison de campagne à deux heures de New York et j’y ai passé tout mon temps jusque très récemment. J’ai commencé par transférer le récit dans une petite ville d’Oregon, là où j’ai moi-même grandi, et qui partage beaucoup de caractéris­tiques avec le village de Picardie du roman d’Edouard. Mon père faisait, comme celui d’Edouard, un travail très pénible, il travaillai­t dans une scierie. Je sais également ce que signifie le fait de grandir dans ce type d’environnem­ent en tant qu’homosexuel. Et puis, j’ai aussi choisi cet endroit parce que je voulais qu’apparaisse­nt dans la série les magnifique­s montagnes volcanique­s couvertes de neige et typiques de cette région. Comme il y avait certaines scènes de Qui a tué mon père auxquelles je tenais particuliè­rement, j’ai demandé à la production d’en acheter également les droits. Mon script est donc un mélange des deux livres. J’ai à présent achevé le premier acte. La première personne à qui je l’ai envoyé est évidemment Edouard. Nous avons effectué ensemble certaines modificati­ons et je l’ai ensuite transmis à la société de production. Nous en sommes aujourd’hui à la troisième version du premier acte. Le nom de la personne que nous aimerions voir réaliser cette série n’est pas encore confirmé, mais Gus Van Sant a été approché. Il est intéressé et, comme il connaît bien Edouard, j’espère de tout coeur que ça se fera. Je pense que l’oeuvre d’Edouard entre en parfaite résonance avec notre époque. Ici, comme partout ailleurs aux Etats-Unis, la situation des ouvriers s’est dégradée. Les livres d’Edouard racontent avec une rare clairvoyan­ce cette misère et surtout ses conséquenc­es politiques et sociales.” Propos recueillis par Bruno Deruisseau

musique, avec des reprises, des refrains, des leitmotivs… Je voulais qu’il se dégage du livre une impression de beauté et de douceur pour rendre compte de l’admiration que j’ai pour la trajectoir­e de ma mère.

On a l’impression qu’écrire sur ton père t’amenait à trouver une forme proche de l’essai, avec de longs développem­ents de l’ordre de la réflexion sociologiq­ue. Ecrire pour ta mère paraît t’emmener davantage vers une écriture poétique, une recherche plus délibéréme­nt littéraire.

Oui, sans doute. Il y a sûrement dans ce livre une recherche plus formelle. Je l’ai conçu à un moment où je traduisais les textes d’Anne Carson, et où je lisais beaucoup de poésie, Claudia Rankine, Emily Berry. La recherche littéraire ne m’intéresse pas en tant que telle. Ce qu’il faut, c’est trouver à chaque livre une forme littéraire différente qui permette de rendre compte d’une vie de la manière la plus vraie possible. Peut-être que la vie telle que mon père l’a vécue s’appréhende mieux en s’approchant de l’essayisme, et ma mère en s’inspirant de la musique et de la poésie, parce qu’il y a quelque chose de plus lancinant dans ce qui a été sa vie.

Pourquoi entrelaces-tu la deuxième et la troisième personnes ? Par moments tu t’adresses à elle et par moments tu la décris comme un personnage en disant “elle” ?

J’ai écrit le livre dans un dialogue constant avec Stanislas Nordey, qui le portera sur scène comme il l’avait fait avec

Qui a tué mon père. J’imaginais donc des moments où le fils s’adresse à la mère et d’autres où il ne peut pas lui parler, et où j’utilise donc la troisième personne. Je voulais que le texte se rapproche le plus possible d’une vraie interactio­n, et dans une interactio­n, il y a toujours des choses qu’on peut dire et d’autres qu’on ne peut pas dire. Nous passons notre temps à regretter de ne pas avoir dit des choses à des personnes qu’on a connues, à regretter les silences ou au contraire à regretter les choses qu’on a dites, et je voulais que le livre porte cette mélancolie en lui.

Penses-tu que le récit autobiogra­phique peut toucher des formes de vérité que ne peut pas atteindre une constructi­on romanesque ?

Je lisais récemment le discours de réception du prix Nobel de littératur­e par Olga Tokarczuk [romancière polonaise, lauréate du Nobel en 2018]. Elle dit qu’aujourd’hui de plus en plus de personnes s’emparent de la littératur­e pour se raconter, pour parler à la première personne. Elle décrit cela comme une quasi-invasion dans la littératur­e. Mais si on observe les choses de près, ce n’est pas vrai du tout, la fiction est encore très dominante, et l’autobiogra­phie doit encore se battre pour s’imposer. Si on regarde, d’un point de vue strictemen­t institutio­nnel, qui sont les dix derniers prix Pulitzer aux Etats-Unis, les dix derniers prix Goncourt, quels sont les livres les plus vendus de ces dix dernières années, les plus publiés par

“Si le monde avait donné à ma mère de meilleures conditions de vie dans mon enfance, elle aurait été moins accablée et donc sans doute plus patiente et affectueus­e. La politique, c’est aussi la possibilit­é de rendre les gens plus généreux”

l’édition, on s’aperçoit que la fiction est très largement dominante. Un tableau statistiqu­e montrerait que ce sentiment d’invasion de l’autobiogra­phie est une perception fausse.

Les récits de soi constituen­t une forme d’agression telle à une conception classique de la littératur­e qu’il suffit qu’il y en ait un tout petit peu pour que certains aient l’impression que ça occupe toute la place. Un peu comme quand, dans l’université, quelques chercheurs et chercheuse­s travaillen­t sur le genre et le racisme, et que la droite a le sentiment que c’est la nouvelle norme : “Il y a de l’islamo-gauchisme partout !” Ça me rappelle une chanson de Léo Ferré, Les Anarchiste­s. Il dit que les anarchiste­s font tellement peur qu’il suffit qu’il y en ait très peu pour que les dominants paniquent. L’autobiogra­phie, aujourd’hui, c’est l’anarchisme de la littératur­e. L’autobiogra­phie vous confronte au réel, beaucoup plus que la fiction, elle dit : ce qui se passe est vrai, présent, il faut faire quelque chose. Elle empêche de détourner le regard comme le font toujours les dominants pour ne pas voir la violence du monde. On entend souvent que la fiction permet de s’évader, l’autobiogra­phie vous empêche de vous évader, elle vous questionne : qu’est-ce que vous faites pour rendre ce monde moins laid et moins injuste ?

Début avril sort un inédit de Marcel Proust (lire p. 22). C’est l’esquisse d’A la recherche du temps perdu. On y trouve par exemple une version de l’attente par le narrateur du baiser de sa mère le soir. C’est l’une des scènes qu’il a le plus retravaill­ées. Il en existe une dizaine de versions. En lisant ces pages, en pensant au milieu social décrit par Proust, aux antipodes de celui au centre de tes livres, en comparant la forme proliféran­te de Proust et celle au contraire très contractée, en une centaine de pages, de ton livre, on se demandait si tu te sentais proche ou au contraire très éloigné de l’oeuvre proustienn­e.

Je fais partie des gens qui ont été sidérés par Proust, par l’ampleur et la beauté de son geste. Mais je pense qu’il faut changer la littératur­e, et ne pas refaire ce qu’elle a déjà fait.

Je me souviens qu’une journalist­e a une fois dit à propos de moi : “Mais qu’est-ce qu’il aurait écrit s’il avait fait comme Proust du tricotin sur les genoux de sa mère et attendu le soir son baiser ?” J’imagine qu’elle ne s’est jamais demandé ce que Proust aurait écrit si son père avait travaillé à l’usine, ou si sa mère avait été femme de ménage. Ce que suggérait cette journalist­e, c’est que certaines vies sont plus littéraire­s que d’autres. Comme si, parce que tu étais issu de la pauvreté, il était plus facile de trouver un sujet et que ce n’était pas de la littératur­e. Comme si écrire sur les pauvres quand on vient de la pauvreté était facile, alors qu’écrire sur la bourgeoisi­e quand on en vient relèverait de l’Art, de la Beauté, du Dépassemen­t de Soi.

“La littératur­e est majoritair­ement lue par la bourgeoisi­e, et l’implicite rassure les dominants parce qu’il leur permet de ne pas trop se confronter au monde social. Je pense que combattre l’aspect bourgeois de la littératur­e, c’est combattre cette idée d’implicite”

Il y a un moment assez proustien dans ton livre, c’est la rencontre entre ta mère et Catherine Deneuve. On pense à l’émotion du narrateur proustien lorsque sa grand-mère rencontre la duchesse de Guermantes…

(rires) Oui, Catherine Deneuve, c’est à la fois la duchesse de Guermantes et la Berma. J’avais envie de raconter cette anecdote, et elle a été assez compliquée à écrire.

Un jour, j’ai assisté au tournage d’un film où j’ai rencontré Catherine Deneuve. Nous avons un peu parlé et, dans la conversati­on, je lui ai dit que ma mère s’était installée à Paris dans un immeuble près de chez elle. Elle m’a dit qu’elle lui rendrait visite. Je pensais que c’était une formule de politesse. Mais quelques jours plus tard ma mère m’a appelé en criant :

“Devine qui je viens de rencontrer ? ! Catherine Deneuve !!!” Catherine Deneuve était allée la voir, elles ont bavardé et fumé quelques cigarettes ensemble sur le trottoir. Ma mère a vécu ce moment comme une revanche sur sa vie. Cette femme, qu’elle avait tant admirée, comme un idéal inaccessib­le, tout à coup lui parlait, s’intéressai­t à elle. Ma mère a été rabaissée toute sa vie par mon père, par la violence masculine, par la pauvreté. Elle vivait dans un petit village gris, loin de tout, elle allait aux Restos du coeur pour trouver de la nourriture. Et tout à coup elle était là, à Paris, libérée de mon père, en train de parler à une des femmes qu’elle admire le plus au monde. Elle en était bouleversé­e, et depuis elle m’en parle presque tous les jours.

Tu sais de quoi elles ont parlé ?

Je sais que Catherine Deneuve l’a interrogée sur les conditions de son installati­on à Paris, sur la façon dont elle avait opéré ce changement dans sa vie. Elle lui a dit : “Vous pouvez être fière de vous.” Ma mère m’a appelé ensuite et m’a dit : “Tu sais, je ne suis pas une femme fière, mais quand elle me parlait, j’espérais que les gens me voyaient en train de parler à Catherine Deneuve.”

Comment ta mère perçoit ton cheminemen­t ? Est-elle heureuse pour toi ?

C’est une question vraiment compliquée. Le dialogue est parfois difficile avec ma mère. Quand j’étais enfant, je ne voulais pas qu’elle soit ma mère. J’étais un enfant gay et elle ne comprenait pas la violence qui me traversait. Parfois, des choses se brisent dans l’enfance et sont très dures à ressouder.

Mais il est vrai aussi que ma mère s’est transformé­e et qu’elle est beaucoup plus généreuse maintenant. Le fait qu’elle se soit libérée la rend plus douce, plus compréhens­ive, ce qui veut dire que le bonheur est aussi une question politique, évidemment. Si les gens sont stressés, écrasés par leur condition de vie, comme le sont les classes populaires, il leur est beaucoup plus difficile d’être tendre et patient avec les autres. On le voit tous et toutes au quotidien, parfois, après une mauvaise journée au travail par exemple, on peut être tellement stressé et épuisé qu’on peut devenir agressif ou dur, sans raison, avec des gens qu’on aime, et le regretter après. Cette loi individuel­le fonctionne aussi au niveau collectif. Si le monde avait donné à ma mère de meilleures conditions de vie dans mon enfance, elle aurait été moins accablée et donc sans doute plus patiente et affectueus­e. La politique, c’est aussi la possibilit­é de rendre les gens plus généreux.

Peut-on dire que tu rejettes l’idée de l’art pour l’art ? Ton désir n’est-il pas que tes livres aient un effet sur le réel ?

Un des grands principes conservate­urs de la littératur­e pour moi, c’est l’idée d’implicite. Une grande partie du champ littéraire est constituée par l’idée que l’Art serait l’art de ne pas dire les choses. Dans le journal des Faux-Monnayeurs d’André Gide, on voit que l’obsession de Gide est d’incarner ses idées par des personnage­s, car il ne veut surtout pas exprimer directemen­t les idées. La meilleure critique qu’un livre puisse recevoir aujourd’hui, cent ans après Gide, c’est encore “Tout est suggéré, rien n’est dit.” Je ne me reconnais pas dans cette valorisati­on de l’implicite, du suggéré. La littératur­e est majoritair­ement lue par la bourgeoisi­e, et l’implicite rassure les dominants parce qu’il leur permet de ne pas trop se confronter au monde social, de ne pas trop les déranger. Je pense que combattre l’aspect bourgeois de la littératur­e, c’est combattre cette idée d’implicite. Et je crois que l’explicite peut aussi produire de la Beauté.

“Sophie Calle a fait de l’autobiogra­phie une oeuvre d’art, une façon de saisir le monde, et évidemment ça me parle beaucoup”

Tu as réalisé un livre d’entretiens avec Ken Loach, Dialogue sur l’art et la politique : son cinéma compte beaucoup pour toi ?

Les personnage­s de ses films m’ont beaucoup inspiré en effet. Et Ken Loach a toujours rendu visibles des destins de femmes des classes populaires, qui vivent une double domination, à la fois en tant que femmes et en tant que pauvres. J’ai été très marqué par ces femmes en écrivant Combats et métamorpho­ses. Je pense à l’amie de Daniel Blake, ou à l’héroïne d’It’s a Free World!. En vérité, les femmes des classes populaires sont deux fois plus femmes que les femmes de la bourgeoisi­e, parce que leur condition de classe leur rend encore plus difficile la possibilit­é de s’émanciper de la domination masculine. Comment quitter un homme violent et abusif si vous ne pouvez pas payer de loyer, ou n’avez pas de diplômes pour trouver un travail ? Comment fuir ? Pendant toute une partie de sa vie, ma mère a été empêchée de fuir des hommes par manque d’argent, de sécurité. En ce sens, un gouverneme­nt comme celui de Macron, quand il baisse les aides sociales, n’exerce pas seulement une violence de classe, mais aussi une violence masculine extrême : il sera encore plus difficile pour une femme des classes populaires de se libérer si elle vit avec un homme violent.

Ton oeuvre donne lieu à une proliférat­ion d’adaptation­s. Un peu partout dans le monde ont germé des adaptation­s théâtrales. A Paris, on a vu successive­ment des mises en scène de tes livres par Stanislas Nordey, puis Thomas Ostermeier. James Ivory écrit une adaptation de plusieurs de tes romans pour une série (lire p. 13)… Comment vis-tu ces métamorpho­ses de ton oeuvre ?

Ce qui est important pour moi, c’est de faire exister des vies, des combats… Donc plus il y a de gens qui font résonner ces vies, ces corps et ces histoires, mieux c’est.

Dans votre livre de dialogues avec Ken Loach, vous vous opposez souvent. Loach croit fondamenta­lement à une vertu de la communauté, à la conscience de classe. Alors que tu es plus nuancé. Tu mets en avant l’isolement que tu as vécu comme gay dans ta communauté, et tu opposes les communauté­s subies aux communauté­s choisies.

Je pense que mon homosexual­ité a décalé ma perception de la communauté. Je ne peux pas la voir comme lui comme un idéal, car je sais quelles violences la communauté peut commettre : quelle est la place des gays, des femmes dans les communauté­s ouvrières ? Ou des Arabes ? Qu’on pense au film de Bruno Dumont La Vie de Jésus et au racisme violent dans les campagnes précarisée­s…

Par moments, dans ce dialogue, tu exprimes le conflit intérieur que tu as vécu entre ta classe d’origine et ton appartenan­ce à une minorité sexuelle. Il ne rebondit jamais sur cette question. Il nous semble d’ailleurs que Ken Loach n’a jamais représenté dans son cinéma un personnage homosexuel. En avez-vous parlé ?

Oui. Il m’a parlé de mes livres et m’a dit qu’il savait la violence que peuvent subir de jeunes homosexuel­s dans certaines familles, notamment dans les classes populaires. C’est vrai que moi non plus je ne me souviens pas de personnage­s homosexuel­s dans son cinéma. Mais ça ne me dérange pas qu’il n’ait jamais traité cette question. Je ne pense pas qu’il y ait d’obligation à tout traiter dans l’art.

Si tu veux dire des choses importante­s, tu ne peux pas tout dire. L’art, c’est une sélection, c’est une stratégie pour dire des choses. Ken Loach a trouvé ses questions, qu’il traite de façon magistrale. Je l’admire tellement d’avoir passé sa vie à donner une place aux exclus à l’intérieur du cinéma.

Tu envisages d’autres livres de dialogues avec d’autres artistes ?

Oui, j’aimerais que celui avec Ken Loach soit le premier d’une série de livres d’entretiens. Je trouve la forme du dialogue très puissante, et aussi très contempora­ine, on le voit bien avec le développem­ent des podcasts par exemple. La création est tellement plus forte quand elle se fait collective­ment, qu’on pense à la période Sartre-Beauvoir-Leduc-Genet…

Il faut recréer des espaces collectifs dans la création. J’aimerais poursuivre par un livre avec Gus Van Sant, un autre est en chantier avec Youcef Brakni du comité Adama, peut-être un avec Sophie Calle…

Qu’est-ce qui te touche chez Sophie Calle ?

La manière dont elle utilise le récit de soi pour comprendre des choses. Elle a fait de l’autobiogra­phie une oeuvre d’art, une façon de saisir le monde, et évidemment ça me touche beaucoup. Par ailleurs, elle a beaucoup parlé des femmes et on sait qu’il existe une communauté de destin entre les femmes et les gays, ils souffrent d’une même violence masculine, et c’est un dialogue riche qui s’est mis en place dans l’histoire de l’art. Je pense au livre de Patti Smith sur son meilleur ami gay Robert Mapplethor­pe ou aux films de Pedro Almodóvar sur des destins de femmes. J’aimerais que ce nouveau livre sur ma mère se situe dans cette convergenc­e de luttes.

Combats et métamorpho­ses d’une femme (Seuil), 128 p., 14 €. En librairie le 1er avril

 ??  ?? Edouard et sa mère, en 2018
Edouard et sa mère, en 2018
 ??  ?? Autoportra­it à 20 ans, en 1986, de la mère d’Edouard Louis. Et point de départ de l’écriture de Combats et métamorpho­ses d’une femme
Autoportra­it à 20 ans, en 1986, de la mère d’Edouard Louis. Et point de départ de l’écriture de Combats et métamorpho­ses d’une femme
 ??  ?? James Ivory et Edouard Louis
James Ivory et Edouard Louis
 ??  ?? Qui a tué mon père par et avec Stanislas Nordey (2019)
Qui a tué mon père par et avec Stanislas Nordey (2019)
 ??  ?? Histoire de la violence, adapté par Thomas Ostermeier (2020)
Histoire de la violence, adapté par Thomas Ostermeier (2020)
 ??  ?? Qui a tué mon père, adapté par Thomas Ostermeier et joué par Edouard Louis (2020)
Qui a tué mon père, adapté par Thomas Ostermeier et joué par Edouard Louis (2020)
 ??  ??
 ??  ?? A Paris, en mars
A Paris, en mars

Newspapers in French

Newspapers from France