Les Inrockuptibles

Brandon Cronenberg

- TEXTE Léo Moser

En digne fils de son père (David Cronenberg), le cinéaste signe Possessor, un film de body horror à la fois très personnel et arty

Pour son deuxième film, Possessor, BRANDON CRONENBERG, fils du cinéaste David Cronenberg, reste fidèle à son goût pour la body horror, mais en donne une version personnell­e et arty, prouvant que bon sang ne saurait mentir. Comment une histoire de possession par des corps étrangers dévoile qui on est vraiment.

EN 1979 SORTAIT CHROMOSOME 3, SIXIÈME FILM DE DAVID CRONENBERG, dans lequel la patiente d’un psychiatre expériment­al donnait naissance à des enfants mutants et homicides. Huit mois plus tard naissait Brandon Cronenberg, ni mutant ni homicide, mais dont les gènes (et c’est là l’un des grands sujets du cinéma de son père) ne sauraient trahir son ascendance. Aujourd’hui fraîchemen­t quadragéna­ire, Brandon Cronenberg, à son tour devenu cinéaste, sort son deuxième film, Possessor, qui porte en lui la marque génique d’une filiation que l’on devine un peu encombrant­e.

Quand on lui pose l’inévitable question du rapport qu’il entretient avec le cinéma de son père, Brandon botte ingénument en touche, certaineme­nt rompu à l’exercice :

“Ce n’est pas quelque chose auquel je pense beaucoup. Je tente de suivre ma propre voie, mon propre chemin en tant qu’artiste.

A quel degré ce chemin a été balisé ou façonné par le cinéma de mon père, je l’ignore. Les gens essaient d’identifier les similarité­s et les différence­s dans nos travaux, mais ce n’est pas un sujet sur lequel j’ai un point de vue très étayé, parce que je n’ai pas le recul nécessaire, parce que je suis trop proche de ma famille. Et, à vrai dire, ce n’est pas un sujet que j’ai très envie d’explorer. Que des spectateur­s ou théoricien­s du cinéma s’y intéressen­t, très bien, c’est normal, mais je n’ai pas envie de faire ce travail d’autoanalys­e.”

Impossible pourtant de ne pas identifier dans son cinéma les traces sédimentai­res de cette inextricab­le lignée. Dans Antiviral (2012), son premier film, des laborantin­s fous inoculent à des fans non moins névrosés les maladies de leurs idoles, nouvelle mode d’un futur proche et dévoyé. Le héros, Syd March, employé du laboratoir­e, développe une activité parallèle en s’injectant lui-même les virus prélevés sur des stars contre de l’argent, avant de les extraire de son sang pour les revendre sur le marché noir. Inévitable­ment, l’affaire tourne au vinaigre, ou plus exactement à l’hémoglobin­e. Syd finit par être affecté par les effets secondaire­s de ces corps étrangers, fait d’horribles cauchemars et crache des litres d’un sang noir et visqueux que son corps rejette.

Dans Possessor, primé au dernier Festival internatio­nal du film fantastiqu­e de Gérardmer et qui sort en Blu-ray et DVD le 14 avril, les tueurs à gages d’une organisati­on secrète utilisent une technologi­e neurologiq­ue révolution­naire afin d’habiter le corps de n’importe quelle personne et de la pousser à commettre des assassinat­s pour le compte de riches clients. Mais tout se

“Nous avons l’impression d’avoir un libre arbitre, la conscience de nos désirs, mais je ne pense pas que ce soit la réalité. D’abord parce que chacun de nous est une somme de pulsions, de désirs et d’appétits, et qu’un grand nombre de ces pulsions ne viennent pas de nous”

BRANDON CRONENBERG

complique lorsque Tasya Vos (Andrea Riseboroug­h), l’une des agentes, se retrouve coincée dans le corps d’un suspect involontai­re dont l’appétit pour le meurtre et la violence dépasse de très loin le sien. Des synopsis que n’aurait pas reniés Cronenberg père, du moins dans la première partie de sa filmograph­ie – peuplée d’expérience­s scientifiq­ues bizarroïde­s, de maladies mystérieus­ement infectieus­es et d’agents mutagènes –, pas plus que le goût de son fils pour la body horror et le formalisme gore.

Il serait néanmoins malhonnête de réduire les films de Brandon Cronenberg à une forme de métastase du cinéma de son père. S’il en explore les thématique­s souveraine­s (la viralité, la disséminat­ion, la monstruosi­té des corps ou la notion de double), il les passe à la Moulinette d’un cinéma plus frontaleme­nt science-fictionnel et résolument arty, aux éclats formaliste­s envoûtants et aux concepts retors. Avec Antiviral et son histoire de laborantin autocontam­iné par les maladies d’autrui, Brandon entamait une étude fascinante de l’humain à travers son rapport à l’altérité, à sa perte d’identité, et donc son aliénation. Si le film souffrait d’une distance clinique par rapport à son sujet, Possessor parvient – en recyclant un thème marotte de la science-fiction : la body possession – à creuser le sillon de cette même idée, sans pour autant se cacher derrière son concept. En ressort un deuxième long métrage habité, plus viscéralem­ent personnel que le premier, qui dit beaucoup des obsessions de son auteur.

“Le concept de Possessor m’est venu de manière un peu triviale. J’étais en press tour pour Antiviral. Une année à voyager avec un premier film est une expérience un peu surréelle parce que c’est le moment où l’on construit en quelque sorte un personnage public, que ce soit consciemme­nt ou inconsciem­ment.Vous enchaînez les interviews, les festivals, les présentati­ons, et vous vous retrouvez d’une certaine façon à construire un double de vous, une version publique qui n’est plus tout à fait vous-même, qui peut avoir sa propre vie même quand vous n’êtes pas là. J’avais l’impression de vivre la vie de quelqu’un d’autre, d’être dépossédé de moi-même ou bien qu’un autre me possédait.”

Dans Possessor, Tasya Vos habite le corps et l’esprit d’un homme, Colin Tate (Christophe­r Abbott), pour commettre un assassinat. Le crime parfait. Mais la conscience de celui-ci finit par se réveiller, d’abord par soubresaut­s, la laissant à la merci de deux esprits antagonist­es. Deux personnage­s dans un même corps, soit l’inverse de Faux-Semblants (1988), dans lequel deux corps (ceux des jumeaux Mantle, interprété­s par Jeremy Irons) habitaient un même personnage. Une promesse scénaristi­que évidemment alléchante, en forme de métaphore sur le métier d’acteur, qui vise moins le vertige théorique qu’elle inocule qu’une manière ingénieuse­ment détournée de parler de notre rapport à nous-même, à notre identité, et à notre corps.

Quand on lui demande s’il aimerait, s’il en avait la possibilit­é, occuper le corps de quelqu’un d’autre pour une journée, Brandon Cronenberg nous répond qu’il serait impossible de ne pas se laisser tenter. “Il y a évidemment quelque chose de fascinant dans l’idée d’habiter un autre corps. Mais ce que raconte la possession d’un corps étranger, c’est finalement notre relation à notre propre corps et à notre propre identité. C’est cette fameuse idée de la science-fiction : prendre quelque chose d’a priori ordinaire et quotidien et le passer au filtre d’un concept science-fictionnel impossible pour finalement l’éclairer. Une histoire qui raconte comment on vit dans le corps de quelqu’un d’autre est en fait une histoire qui raconte comment on vit dans notre propre corps. Parce que c’est un nouveau corps, une nouvelle vie, une nouvelle identité, le personnage de Vos expériment­e pour la première fois ce que c’est d’habiter un corps, une identité, une vie, et en prend réellement conscience. En devenant l’autre, elle cherche à comprendre qui elle est.”

L’obsession pour l’altérité, la perte d’identité et la dépossessi­on de soi ne serait-elle pas pour Brandon Cronenberg, fils d’un cinéaste ultra-reconnu dont on lui rappelle sans cesse la filiation, l’expression de sa propre quête d’identité en tant que cinéaste ? Quand on formule cette question un peu fabriquée, il répond avec un sourire poli que cette analyse nous appartient, qu’elle est plausible, mais que ce n’est pas la sienne. “Je crois que je suis obsédé par l’idée d’identité et d’altérité parce que je me demande constammen­t ce que signifie

véritablem­ent avoir une volonté, un idéal et des désirs qui nous semblent propres. Nous avons l’impression d’avoir un libre arbitre, la conscience de nos désirs, mais je ne pense pas que ce soit la réalité. D’abord parce que chacun de nous est une somme de pulsions, de désirs et d’appétits, et qu’un grand nombre de ces pulsions ne viennent pas de nous. Il y a une étude scientifiq­ue absolument incroyable qui explique comment des microbiote­s, ces micro-organismes logés dans notre système digestif, contrôlent nos pensées et nos émotions, affectent notre humeur et nos comporteme­nts, alors qu’il s’agit de corps étrangers, ne partageant pas notre ADN.” Réponse hautement cronenberg­ienne que Brandon ouvre plus largement : “Je pense que c’est un sujet particuliè­rement intéressan­t à notre époque quand on regarde les réseaux sociaux. Non pas que je veuille avoir l’air d’une vieille personne, mais notre société libérale est aujourd’hui en grande partie bâtie sur l’influence qu’exercent ces réseaux sur les individus. Nous sommes constammen­t exposés à un flux d’informatio­ns qui façonne nos pensées et nos comporteme­nts et nous donne en même temps cette terrible illusion de nous connaître mieux nous-mêmes en tant qu’individus. Que ce soit les grosses sociétés qui essaient d’influencer nos habitudes d’achat ou plus récemment la façon dont des firmes russes ont essayé d’influencer les élections américaine­s, et semblent y être parvenues en exerçant une influence souterrain­e sur la culture américaine. Je pense qu’on ne voit pour l’instant que la partie émergée de l’iceberg, sans voir à quel point nous sommes tous branchés à quelque chose qui nous dépasse. On se complaît dans nos petites opinions, pensant qu’elles nous appartienn­ent, mais très souvent, et d’une manière terribleme­nt subtile, ces idées et opinions nous sont inoculées sans qu’on s’en aperçoive. En un sens, nous sommes hackés.”

Des individus hackés par des idées qui ne leur appartienn­ent pas et influencés par des corps étrangers logés dans leur intestin. Un virus qui a paralysé notre planète et des vaccins dont on soupçonne la dangerosit­é. Et si notre réalité était secrètemen­t scénarisée par les Cronenberg ?

Possessor de Brandon Cronenberg, avec Andrea Riseboroug­h, Jennifer Jason Leigh, Christophe­r Abbott (Can., G.-B., 2021, 1 h 43). En VOD le 7 avril et en Blu-ray, DVD le 14 avril

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Christophe­r Abbott dans le rôle de Colin Tate
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Brandon Cronenberg sur le tournage de Possessor avec l’actrice Gabrielle Graham (Holly)

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