Les Inrockuptibles

Les Cendres du temps – Redux de Wong Kar-wai

Echec commercial à sa sortie, la fresque chevaleres­que de Wong Kar-wai s’épanouit dans l’alanguisse­ment et la mélancolie de ses héros fatigués. Une expérience de cinéma toujours aussi bouleversa­nte.

- JeanMarc Lalanne

TRÈS VITE, DÈS SON DEUXIÈME FILM ( NOS ANNÉES SAUVAGES, 1990), une idée en passe de devenir une formule un peu automatiqu­e chemine dans la critique : Wong Kar-wai serait le grand cinéaste du temps. Le temps dans son cinéma n’est pas de la durée : il va d’ailleurs mettre au point, dès son quatrième long métrage, Chungking Express (1994), un montage de plus en plus fragmenté, épileptiqu­e, heurté, où chaque moment est une pointe, une effusion, un principe général de fugacité. Le temps, chez Wong Kar-wai, ne s’accumule pas ; on peut à peine dire qu’il s’écoule ; et plutôt qu’une métaphore liquide, on usera du champ lexical de la combustion. Le temps, chez Wong Kar-wai, crépite comme un feu d’artifice, s’embrase parfois, s’éteint inexorable­ment. Au moins, le titre de son troisième film vendait la mèche : Les Cendres du temps.

Les Cendres du temps, c’est une superprodu­ction gigantesqu­e, financée à la fois sur la promesse d’un grand film de sabre gorgé de combats et de légendes ancestrale­s et sur celle de la virtuosité inouïe de ce jeune cinéaste qui a raflé tous les Hong Kong Film Awards avec son film précédent, l’éblouissan­t film noir intimiste Nos années sauvages. Les Cendres du temps fut, au cinéma de Hong Kong, alors à son apogée artistique et commercial, ce que fut Les Amants du Pont-Neuf de Carax au cinéma français : un tournage catastroph­e fréquemmen­t interrompu et dont les reprises étaient soumises aux emplois du temps chargés de sa kyrielle de stars, l’objet d’incessants dépassemen­ts financiers et, à l’arrivée, un échec public cinglant. Le film sort dans un montage resserré et WKW proposera, quatorze ans plus tard, une nouvelle version du film, Les Cendres du temps – Redux.

Les choix formels du film avaient de quoi, il est vrai, désoriente­r le public traditionn­el du wu xia pian, film d’arts martiaux en costumes, genre aussi nodal pour le cinéma chinois que le western pour le cinéma américain.

De fait, il y a du Sergio Leone dans l’extrême maniérisme avec lequel WKW s’empare du genre et en déconstrui­t imperturba­blement les figures héroïques. Du Leone, mais beaucoup d’Antonioni aussi, tant Les Cendres du temps valorise les temps creux (attente, alanguisse­ment, stases mélancoliq­ues) sur les temps forts – les combats sont filmés comme des spasmes dérisoires, aussitôt entrevus, aussitôt escamotés par une mise en scène en pleine vrille formaliste – ralentis, saccades, jump cuts, tentation de la plus totale abstractio­n.

Les chevaliers, ici, sont fatigués. Défoncés par le chagrin. Ils ne se battent parfois plus que contre eux-mêmes

(le sublime personnage schizo et polygenré de Brigitte Lin). Un dernier assaut et, déjà, ils perdent la vue (Tony Leung Chiu Wai). Chacun s’est trompé de vie (Leslie Cheung), renonce à l’amour de sa vie au profit de son ersatz (grandiose Maggie Cheung), boit jusqu’à la coupe le vin de l’oubli (magnifique invention du film : un breuvage censé libérer les hommes de la tyrannie du souvenir), mais est tenaillé H24 par des pensées obsédantes.

Le film est sublime, aujourd’hui plus encore qu’hier. C’est le plus spectral de ce grand cinéaste de la hantise qu’est Wong Kar-wai. L’un des plus bouleversa­nts, aussi. Le chemin de croix que fut son tournage et la déception de son échec public n’auront toutefois pas été vains. Dans l’interstice d’une interrupti­on de tournage, WKW a mis à profit une partie de son casting pour tourner, en peu de jours et avec peu de moyens, un petit polar nocturne et urbain. Hypertoniq­ue aussi. L’anti- Cendres du temps. Succès mondial, Chungking Express lavera l’échec du film précédent et, cinq ans avant le triomphe d’In the Mood for Love, obtiendra pour le cinéaste une audience planétaire.

Les Cendres du temps – Redux de Wong Kar-wai, avec Leslie Cheung, Tony Leung Chiu Wai (H.-K., 2008, 1 h 40).

Sur Mubi. Egalement sur la plateforme à partir du 2 avril : Chungking Express, Les Anges déchus et Happy Together

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Maggie Cheung

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