Les Inrockuptibles

Kevin Shields

- TEXTE Carole Boinet

Interview fleuve avec un frontman très secret

Obsessionn­el et secret, LE LEADER DE MY BLOODY VALENTINE est une figure clé du rock des années 1990. A l’heure de la réédition des trois albums du groupe et alors qu’il en écrit deux autres, Kevin Shields évoque pour nous ses débuts, son exigence, la scène shoegaze, et ce qu’il aurait dû dire à Nick Cave un soir d’après-concert.

KEVIN SHIELDS, MASTERMIND DU GROUPE BRITANNIQU­E MY BLOODY VALENTINE, N’A PAS LE SENS DE LA MESURE, et c’est bien pour cela qu’on l’aime. Quatre heures trente d’interview, et encore, c’est nous qui stoppons la conversati­on – lui aurait pu continuer ainsi toute la nuit, à louer la grandeur de Loveless, leur album culte aux nappes renversant­es commencé en 1989, paru en 1991 et qui a mis dans le rouge les comptes de leur label Creation, à s’agacer contre la catégorisa­tion trop hâtive à son goût de shoegaze dans laquelle certain·es les enferment, à raconter la physicalit­é de la musique, les squats des débuts, sa fascinatio­n pour le punk, le hip-hop, les Beatles et Brian Wilson des Beach Boys, à marteler sa quête d’équilibre et sa “politique du zéro compromis” qui le fit souvent passer pour un doux dingue. En audio uniquement, refus catégoriqu­e de la visio. Confiné dans sa campagne irlandaise, celui qui sublima la bande originale de Lost in Translatio­n de Sofia Coppola en composant quatre titres vaporeusem­ent déments, tourna à la guitare avec Primal Scream et signa avec Patti Smith un hommage à Robert Mapplethor­pe (l’album The Coral Sea) nous parle à l’occasion de la sortie sur les plateforme­s de streaming de la discograph­ie intégrale de son groupe, ainsi que de la réédition de leurs trois albums, Isn’t Anything, Loveless et m b v.

La crise que nous traversons te rend-elle anxieux ?

Kevin Shields — Elle ne me surprend pas. Quand tu grandis dans l’undergroun­d, tu as conscience que tout n’est pas OK, que le monde est brisé, tandis que celui de la musique mainstream repose sur des valeurs éphémères et du marketing. Les gens croient ce qu’on leur dit, et pensent donc que les politiques vont régler les problèmes parce qu’ils le disent. Ils attendent que la poubelle déborde et empeste pour la sortir. Je ne dis pas ça de façon supérieure, c’est normal.

Tu fais de la musique pour exprimer la brisure du monde ?

Oui, mais il n’est pas plus brisé qu’un enfant devenant un adolescent. Il est brisé du point de vue de l’enfant, mais l’adulte voit que l’enfant doit devenir un ado même s’il n’en a pas envie. C’est la même chose pour le monde. Il doit cesser son immaturité et grandir.

A l’origine, pourquoi as-tu eu envie de faire de la musique ?

Je voulais être dans un groupe depuis tout petit. Je voyais The Partridge Family ou The Monkees [deux séries télé mettant en

scène des groupes montés pour l’occasion]. Moi aussi, j’avais des frères et soeurs, et je me disais qu’il fallait former un groupe. Cette idée m’est restée. Je voulais aller dans le punk. J’aimais ce qu’il s’y produisait visuelleme­nt, cette façon de danser. Puis j’ai vraiment commencé parce que quelqu’un m’a demandé si je voulais être dans un groupe et que j’ai répondu : “Ouais, carrément !” J’ai pris une guitare. Je ne savais pas jouer ni même l’accorder, mais j’étais dans un groupe. Pourtant, la première chose créative que j’ai faite, c’était à l’aide de deux magnétopho­nes. J’ai commencé à enregistre­r ce que certains appellerai­ent de la musique concrète. J’utilisais un aspirateur, des ustensiles de cuisine, des jouets. J’ai créé un collage sonore avec beaucoup de bruits, dont celui d’enfants qui se retiennent de rire. J’avais 11 ans.

Quelle est, selon toi, la différence entre le bruit et la musique ?

Le bruit peut être n’importe quoi. Avec la musique, il est question d’harmonique­s. Même si tu as l’impression que c’est du bruit. Il y a toujours une relation harmonique. Je n’entends jamais la musique comme du bruit. La musique noise est simplement une musique très riche harmonique­ment parlant.

My Bloody Valentine sort enfin toute sa discograph­ie sur les plateforme­s de streaming. C’était important pour toi ou c’est une volonté de Domino, votre nouveau label ?

Important… quasiment. Je serais hypocrite si je ne l’avouais pas, car j’ai pris un compte Spotify il y a un an et je m’en sers pour checker des trucs. L’autre jour, je parlais à un Brésilien qui m’expliquait qu’ils n’ont pas nos albums… Ça serait vraiment snob de ma part de refuser le streaming. De ce point de vue, je suis heureux de cette disponibil­ité. Mais, personnell­ement, si je veux écouter quelque chose proprement, j’ai besoin d’un CD. Je suis vieux jeu. Et puis, le streaming paie très mal, à moins d’être méga-mainstream.

Que penses-tu aujourd’hui de votre album culte, Loveless, paru en 1991 ?

Je l’ai fait de telle façon qu’il n’est pas question de dire que j’aurais pu faire autrement si j’avais eu plus de temps, ou de le faire mieux. Je l’ai fait du mieux que j’ai pu. Je ne le referais pas ainsi, mais tout ce que j’ai fait à l’époque je l’ai fait pour une raison précise. L’auditeur a un grand rôle dans l’expérience d’écoute de Loveless, car les éléments sont mixés de manière à ce que tu puisses les écouter individuel­lement. Ton esprit peut se concentrer sur ce qu’il souhaite. Ton imaginatio­n devient partie prenante du processus. Du moment que l’être humain conserve ce même type de cerveau, Loveless produira le même effet.

Quel effet recherchai­s-tu à l’époque ?

J’étais obsédé par l’idée que les choses ne fassent qu’une. L’idée de la séparation me rebutait. Ce n’était pas un processus intellectu­el. Je savais ce que je devais faire. J’avais des images mentales de ce à quoi ça devait ressembler. Il y avait peu de questionne­ments ou de prises de tête. Tout était fait intentionn­ellement. C’était comme sculpter ou peindre. Tu sais ce que tu veux et tu y vas étape par étape. J’étais très sûr de ce que je faisais. Mon objectif était simplement d’y parvenir, guidé par mes sentiments et mon intuition. La différence entre ce qui était juste et ce qui était mauvais me paraissait évidente.

De quelles images mentales parles-tu ?

L’album existe à travers un langage mental dans mon esprit. Quand j’entends quelque chose, par exemple une batterie, je la vois. Ou du moins, je vois la clarté qui lui donne une certaine esthétique, certaines formes. Le son de la batterie est spatial. Une basse va bouger de façon épaisse et large. Chez moi, les fréquences déclenchen­t des formes. Je n’entends pas vraiment la mélodie. Je vois un éclat, une netteté. Ce genre de choses est de plus en plus utilisé dans la représenta­tion de la musique sur ordinateur. Je pense en vérité que la race humaine adopte un

“Avec la musique, il est question d’harmonique­s. Même si tu as l’impression que c’est du bruit. Il y a toujours une relation harmonique. Je n’entends jamais la musique comme du bruit”

mode de communicat­ion de plus en plus visuel. Ce qui serait super, car le langage est très limité, et assez abstrait. Peut-être verrons-nous de plus en plus de musique visuelleme­nt. Dans ma tête, je ne pense pas en termes de phrases. Je me représente les choses. Si tu me parles de Frank Ocean, le premier artiste que j’ai écouté sur Spotify d’ailleurs, je te répondrai en impression. Je ne me souviens pas des mélodies mais d’une sensation de liberté.

On parle d’ailleurs très peu des paroles de My Bloody Valentine, comme si elles se retrouvaie­nt véritablem­ent mangées par la puissance des instrument­s. Leur contenu est-il important ?

Oui, douloureus­ement important. C’est la seule zone musicale que je qualifiera­is d’épreuve. Elle implique des nuits d’insomnie, des heures d’inconfort, puis je pense qu’une partie de moimême cède d’épuisement. Tu tombes amoureux de tes morceaux. Ils deviennent comme tes propres enfants. Tu te sens très protecteur à leur égard. Quand tu connectes autant avec ce que tu fais, la dernière chose dont tu as envie c’est de mettre des mots qui te gênent au sommet de la pyramide. Tu peux faire beaucoup d’efforts pour créer quelque chose et tout détruire avec quelques mots. La significat­ion est importante. Nous n’avons jamais écrit d’histoire abstraite à propos d’un tiers. Les paroles sont la partie brute du groupe, on ne peut pas faire semblant.

Sur Loveless particuliè­rement, les morceaux semblent imbriqués les uns dans les autres. Est-ce ainsi que tu les as conçus ?

Inconsciem­ment, je passe mon temps à équilibrer les choses. Si tu prends le vinyle de Loveless, le premier morceau a une relation très forte avec le premier morceau de la face B. Chaque titre a son miroir. I Only Said et Soon, Only Shallow et Come In Alone, Loomer et Sometimes… L’album se tend un miroir à lui-même. Il s’écroule en lui-même tel l’ouvrage d’un long parcours. Si tu écoutes le CD, tu ne vas même pas penser à tout ça. Je ne l’ai pas fait intentionn­ellement. C’est l’intuition qui m’a guidé. Je ne pouvais pas être en désaccord intellectu­el avec elle. Je ne changerais rien aujourd’hui, car ce n’est pas un concept, ce n’est pas intellectu­el mais intuitif. Mon intuition a toujours été dix fois plus exacte que ma raison. Mon intuition, c’est mon Dieu. Je la suis et tout se produit de la bonne façon.

“L’auditeur a un grand rôle dans l’expérience d’écoute de Loveless, car les éléments sont mixés de manière à ce que tu puisses les écouter individuel­lement. Ton imaginatio­n devient partie prenante du processus”

Tu parles de musique de façon quasi mystique, religieuse…

Je ne dirais pas religieuse ni mystique, mais je suis très intéressé par la relation entre la conscience et les sentiments, par la physicalit­é du son. Je suis certain que si des extraterre­stres différents de nous nous voyaient, ils considérer­aient notre musique comme une création physique dans le réel, de la même façon qu’un immeuble.

Comment est venue l’idée de mêler ta voix et celle de la chanteuse et guitariste Bilinda Butcher, à tel point qu’on ne les différenci­e plus et que cela produit un certain floutage des genres ?

J’aime chanter haut et Bilinda chante comme elle chante. Je n’ai pas pensé au masculin et au féminin. J’ai fait de la musique. Puis, je l’ai mixée d’une certaine façon, sans penser à qui faisait quoi. Il n’y a pas de concept intellectu­el. Même si les chanteuses ont une influence majeure pour moi, plus que les voix masculines. Comme Dusty Springfiel­d ou Joni Mitchell. Je perçois une certaine finesse qui m’attire. Björk également. Quand elle est apparue, je suis devenu fan : elle était vraiment unique. Les Beatles ont été influencés par des voix féminines eux aussi, une façon non macho de chanter. Je trouve la façon de chanter des femmes moins offensante que celle de beaucoup de chanteurs. Il y a plein de voix masculines qui transpiren­t l’ego, qui sont si maniérées, si conditionn­ées, comme celle de Robert Plant.

Quelle musique te frappait au début des années 1990 ?

Le hip-hop. Une influence majeure. Public Enemy. J’entretenai­s une relation avec Public Enemy et Dinosaur Jr., qui partagent la même sécheresse, la même franchise. Ce n’était plus la production eighties qui cherchait à tout rendre mignon, joli, sucré. Là, ça sortait d’un ghetto blaster. Je vivais dans des squats une vie très libre et j’écoutais de la musique en mettant le ghetto blaster sur mes genoux et mon visage bien en face des enceintes avec le volume à fond. L’approche de cette musique était démente. Même si j’aime certaines production­s du début des eighties, je me positionna­is beaucoup contre elles à cette époque. Je n’aimais pas la réverb’, les effets et tous les trucs qui rendaient le son convenu. La culture des clubs a été très importante pour moi. L’ecstasy, une grande influence dans Loveless. Mais

j’écoutais tout ce qui sortait. J’étais ouvert, curieux. Nous étions déterminés à ce que notre son ne soit pas lisse. Nous n’essayions pas d’être intelligen­ts ou sophistiqu­és.

Et les Happy Mondays, qu’en pensais-tu ?

Ils étaient très cool. Nous avons joué avec eux au

New Morning à Paris puis à Rennes, en 1989. Cette dernière date [23 mars 1989] fut spectacula­ire. Complèteme­nt folle. Il y a eu une baston avec la sécurité. A l’époque, on samplait Public Enemy. Nous avions des morceaux comme Slow ou Soft As Snow

qui avaient un beat hip-hop, une forme de rythme. Quand on les jouait, les Happy Mondays déboulaien­t sur scène et dansaient. Ils avaient capté. Toute cette scène dance de Madchester était géniale, mais nous faisions notre propre truc. Il y avait le club Shoon à Londres où Andrew Weatherall mixait. Il faisait comprendre aux gens que l’important était le groove, pas le nombre de BPM. Quand il a remixé notre morceau Soon,

on parlait déjà de s’éloigner de la house. Tout se passait en même temps : les Stone Roses, les Happy Mondays. On vient plus de là et de Public Enemy que du rock en vérité.

Es-tu toujours intéressé par le rap ?

J’adore la trap. J’adore les trucs auxquels on a donné des noms stupides comme le mumble rap. J’adore le rap psyché défoncé. Il y a aussi ce truc, l’hyperpop, je trouve ça intéressan­t dans son délire extrême. 100 Gecs ont une attitude, ils suivent leur instinct, contrairem­ent à bien d’autres. J’ai toujours aimé Frank Ocean, Tyler, the Creator… Tous ceux qui sont libres, tous ceux qui n’en ont rien à foutre et font ce que bon leur semble. C’est fait avec du coeur et une âme, pas cyniquemen­t, pas de façon intellectu­elle.

La musique n’a pas de dimension intellectu­elle ?

Malheureus­ement, je ne peux m’empêcher de penser à la musique au quotidien, mais je ne réfléchis pas en termes d’idées ou de concepts. J’expériment­e de nouvelles façons de faire de la musique. L’idée vient spontanéme­nt. C’est un besoin, un sentiment qui me guident.

Tu travailles sur de nouveaux morceaux ?

On bosse sur deux albums. L’un traditionn­el, le second plus expansif, plus expériment­al. Le premier a ce besoin de chansons. Il est assez simple. C’est une question d’équilibre. J’ai commencé par le second, et l’expériment­ation m’a donné envie d’écrire d’autres morceaux plus simples, de travailler avec une guitare et de fredonner par-dessus. Nous allons les sortir séparément mais nous les avons travaillés en même temps. Le premier sera fini d’ici à l’été, le second d’ici à la fin de l’année. Donc, quand nous tournerons l’an prochain, nous aurons ces deux albums à jouer.

Vous êtes souvent présentés comme les parrains du shoegaze (mouvement musical britanniqu­e ayant émergé à la fin des années 1980 et ainsi baptisé en référence à l’attitude des groupes qui regardaien­t leurs pédales d’effet et donc leurs pieds, sur scène). Que penses-tu de cette terminolog­ie ?

Je m’en fous ! Mais je ne m’en fous pas qu’on ne nous définisse que comme un groupe de shoegaze ! (rires) Je trouve ça insultant. La façon dont l’histoire est récrite. Les gens t’incluent dans un groupe juste en percevant une similarité, alors que les autres groupes [Ride, Lush, Slowdive, Chapterhou­se] sont arrivés après nous. On n’était pas ensemble au même moment. Nous, on était juste nous-mêmes. De septembre à novembre 1989, on bossait les morceaux de Loveless et il n’y avait pas vraiment de shoegaze. C’est en 1990 que des groupes ont sorti des albums. Nous, on avait fini les voix et les overdubs de guitares. En 1989,

on avait déjà tout fait. Le concept de Loveless était formé, les arrangemen­ts, les guitares. On existait, et ils sont venus après nous. L’autre jour, j’ai vu sur YouTube un blogueur dire que Swervedriv­er était un groupe shoegaze. C’est une injustice pour eux. Ils sont beaucoup plus rock. C’est les mettre dans une case qui les limite. Les gens récrivent tout. Quand ils parlent des racines du shoegaze et des Cocteau Twins… C’est le son du milieu des eighties. Quelque chose d’autre s’est produit entretemps, qui est le hip-hop, ou encore Dinosaur Jr. Le langage affecte la façon dont les gens perçoivent la réalité. On leur décrit des guitares ou des voix, et donc leurs cerveaux se mettent à entendre immédiatem­ent ce qu’ils pensent devoir entendre. Ils superposen­t. Le terme “shoegaze” s’est superposé à ce que nous faisons et a diminué l’expérience. Le cerveau des gens n’est plus ouvert à l’écoute. Il est fermé et dit :“J’entends de la réverb’.’” Ça me pousse à vouloir contrôler le récit. Je peux paraître aigri, mais ce n’est pas le cas. C’est juste chiant. Si on avait existé sans ce concept et sans tous ces groupes, on serait dans une meilleure situation. C’est un facteur limitant. Mais, d’un autre côté, depuis les années 2000, il y a tant de groupes qui ont fait des trucs intéressan­ts en se réclamant du shoegaze ou en expliquant avoir été influencés par nous… Si quelqu’un te copie ou explique que tu l’influences, c’est toujours un compliment. Si j’avais imaginé à 17 ans qu’un jour des gens passeraien­t leur temps à être influencés par un truc que j’ai fait, je ne l’aurais pas cru. Dès lors, je ne peux ressentir que de la tendresse à l’égard de quiconque se prend pour un groupe de shoegaze. Mais je sais que beaucoup de groupes qui se disent shoegaze ne nous aiment même pas. Ils aiment Slowdive ou Ride. Ils nous trouvent trop abrasifs, trop compliqués. Les émotions ne sont pas assez simples. Les gens veulent de la simplicité.

Quelle place auriez-vous méritée ?

Ça reste du conditionn­ement, comme un grand voile jeté sur notre musique. Comme pour le punk. Beaucoup de groupes ne voulaient plus être qualifiés de punk. Ils voulaient être plus que ça, car beaucoup de punks étaient des groupes de seconde catégorie qui avaient pris le train en marche, et donc les historique­s ne voulaient plus y être associés. Moi, petit, je trouvais ça mesquin de rejeter l’appellatio­n punk. Mais je le comprends maintenant. Quand tu es associé à plein de choses médiocres, tu commences à être perçu à travers leur prisme. Les gens n’entendent plus ce que tu fais mais ce qu’ils pensent entendre.

“Je pense en vérité que la race humaine adopte un mode de communicat­ion de plus en plus visuel. Ce qui serait super, car le langage est très limité, et assez abstrait. Peut-être verrons-nous de plus en plus de musique visuelleme­nt”

Tu appréhende­s les réactions du public ?

Je n’ai jamais fait un disque qui n’ait pas déçu la moitié des gens qui avaient aimé le précédent. Quand tu fais quelque chose pour une raison précise, tu ne peux pas t’inquiéter de décevoir les gens. C’est hors sujet. La plupart des gens qui ont écouté Loveless la première fois l’ont détesté. Ils trouvaient que c’était trop ceci ou trop cela. “Oh, vous auriez dû faire du jazz ou de l’électroniq­ue…”, “Oh, vous aviez fait Soon, vous auriez dû poursuivre dans la dance”. Les gens qui nous aimaient en 1986 ont trouvé Isn’t Anything horrible. Ils se demandaien­t où étaient les chansons, les mélodies. En vérité, je sais comment

produire une musique qui aurait plus de succès que n’importe lequel de nos disques, de façon intelligen­te et cynique. Elle serait intentionn­ellement médiocre et convention­nelle, mais emballée de façon à cocher toutes les cases. Il y a une simplicité dans la médiocrité qui attire les gens. Je sais qu’en faisant ce que je veux faire, je vais décevoir des gens. Notre public ne cesse de changer. Beaucoup de nos premiers fans sont partis, littéralem­ent, ils sont morts. Quand nous avons sorti les versions analogique­s de Loveless, nous avons eu accès à des statistiqu­es sur les acheteurs, et 75 % d’entre eux avaient moins de 35 ans. Les gens de mon âge représenta­ient 5 %. Quand nous jouons live, ce ne sont que des gens de 25 ans qui viennent nous parler à la fin du concert.

Ça te rend heureux ?

Ça m’a fait prendre conscience que si j’ai encore une vie, c’est parce que nous avons été découverts par de jeunes génération­s. Si on n’avait compté que sur les vieux, on serait déjà à la rue.

My Bloody Valentine a eu une vie assez foisonnant­e et chaotique, avec notamment un trou de vingt-deux ans entre vos deuxième et troisième albums, Loveless et m b v. Quelle période reste ta préférée ?

La période la plus insouciant­e, c’était Isn’t Anything. Cet été-là, nous étions six semaines en studio. Tout le monde était gentil avec nous. On expériment­ait la privation de sommeil, donc c’était fun, mais aussi mental ! La période Loveless a été plus éprouvante, à cause de circonstan­ces épouvantab­les, les pires. Nous avons signé avec le label Creation pour rien alors que de gros labels nous voulaient, mais nous voulions tout contrôler. Creation s’est révélé ne pas avoir d’argent [le label d’Alan McGee a frôlé la faillite en finançant durant deux ans la réalisatio­n de Loveless]. Je me sentais comme un parent qui veut protéger son enfant. Je voulais que rien ne puisse affecter cette musique. J’étais très strict. Je virais les gens, nous changions de studio tout le temps afin de préserver une bonne atmosphère. J’avais besoin de temps pour l’album. Si j’avais dû tout faire en six mois, j’en aurais été très affecté, j’aurais fait un album intéressan­t mais j’aurais eu du mal à le soutenir, en raison des compromis. Je suis une politique du zéro compromis. Je n’ai pas enregistré le chaos, la bêtise qui nous entouraien­t. J’ai juste retenu les moments détendus, positifs. C’est de là que vient ma réputation de fou et d’excentriqu­e. Je refuse d’enregistre­r dans le stress ou parce qu’il faut finir. Je m’en tiens à mes règles. Nos enregistre­ments ont été confisqués par le studio. C’était horrible parce que nous n’avions pas de copies. Il y avait trop de problèmes logistique­s et financiers. Parfois, on passait cinq jours à remettre un magnétopho­ne en état dans un studio pourri.

Vous preniez des drogues ?

Je fume de l’herbe. Je prenais de l’ecstasy à l’époque, mais plutôt en club. La journée, on était en studio, sans drogue. Je ne peux pas être défoncé quand je mixe ou j’enregistre. J’ai fait la musique de Lost in Translatio­n en étant défoncé tout le temps, mais je n’avais rien de technique à faire.

Admires-tu toujours certaines personnes ?

J’ai écouté le dernier Paul McCartney et j’ai adoré son insoucianc­e. Il ne cherche pas la sophistica­tion et ça le rend bien plus cool que plein d’autres choses qu’il a faites avant. Je suis hyper-fan de Neil Young. C’est l’exemple parfait de quelqu’un qui fait son truc. Il a le son de guitare le plus cool du monde, un peu cassé. Quand Brian Wilson a fait sa tournée Pet Sounds en 2003-2004, je suis allé à 80 % des concerts. J’achetais mes places, même si je connaissai­s le tourneur. J’ai même eu la chance de le rencontrer en loges, avec Bobby Gillespie [Primal Scream, The Jesus and Mary Chain] et les Super Furry Animals. Il nous a dit en mode patriarche : “Alors les garçons, vous aimez la musique ?” Nous, on hochait de la tête, “oui, oui, on adore”. Mais je ne lui ai pas parlé. Comme lorsque j’ai rencontré David Bowie : je ne lui ai pas dit qui j’étais ni que j’aimais sa musique. J’ai dit : “Salut, je m’appelle Kevin.” C’est tout.

De la timidité ?

Je ne sais pas, je suis nul à ça. J’ai rencontré Nick Cave dans un festival, nous jouions après lui, il a pris la peine de rester nous regarder. Je suis un immense fan de son groupe The Birthday Party. Après le concert, on se rencontre et il me dit qu’il a vraiment aimé. Je n’ai rien pu répondre et je l’ai mis mal à l’aise – j’étais muet. Il a dû partir. La fois suivante, il m’a regardé comme si j’étais fou à lier.

Si tu réfléchiss­ais, maintenant tu lui dirais quoi ? “Tu représente­s une énorme partie de moi-même.”

“Il y a une simplicité dans la médiocrité qui attire les gens. Je sais qu’en faisant ce que je veux faire, je vais décevoir des gens. Notre public ne cesse de changer. Beaucoup de nos premiers fans sont partis, littéralem­ent, ils sont morts”

Peut-être que toute la conversati­on a lieu dans la musique ?

Je pense oui. Mais j’aurais aimé lui parler.

Loveless et plus généraleme­nt votre musique m’ont toujours fait penser à une réflexion sur Eros et Thanatos, l’amour, le désir et la mort.

Pas la mort du point de vue de la personne qui est quittée alors, mais de la personne qui meurt. Tout est question d’équilibre. Il y a une relation très forte entre des extrêmes dans ce disque. Isn’t Anything était très sensuel et sexuel. Ça portait sur les abus, la maladie mentale. C’est un instantané de l’époque. Nous étions entourés de gens fous, très sombres. Les eighties étaient dévolues au fun et nous voulions nous en dégager.

La musique te sert-elle à exprimer cette obscurité ?

La musique exprime, point barre. C’est une physicalit­é qui affecte émotionnel­lement, sans besoin de mots. Plus elle est pure, plus elle le restera. Même si elle se fait traîner par terre, elle reviendra par-derrière. J’adore ça.

Est-ce pour la physicalit­é que vous jouez si fort en live ? A La Route du Rock en 2009, j’ai dû me plaquer au sol puis quitter le concert car le volume était insoutenab­le.

Ce n’est pas si fort ! La musique a un volume naturel. Certains gouverneme­nts tentent de le domestique­r. Or ça, ce n’est pas naturel. Nous venons de l’ampleur. Les enfants qui jouent, c’est fort. Les voitures sont fortes. Tout est fort. Quand tu fais de la musique, tu la sens. Même avec une guitare acoustique, tu sens les vibrations dans ton corps. Jouer de la musique à des gens qui ne la ressentent pas comme toi, c’est stupide. Donc nous avons commencé par jouer à 120 décibels pendant une heure, Colm [Ó’Cíosóig, batteur] et moi, pour tenter l’expérience sur nous-mêmes. A la fin, nous étions dans un état second. Nous nous sommes dit que ça serait cool de partager cette expérience. Ce n’est pas agressif. Il s’agit de ressenti. Je ne parle pas de volume mais d’être entouré par le son, de sentir le son. Il s’agit d’agression mais au sens de force, de puissance naturelle. L’objectif n’est pas de soumettre le public.

Retrouvez l’intégralit­é de l’entretien sur notre site

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Avec sa Fender Jazzmaster et sa Fender Jaguar à Londres, en 1990
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My Bloody Valentine à Londres, en 1988
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Les trois albums du groupe : Isn’t Anything (1988), Loveless (1991) et mbv (2013)
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Ticket et de concert rt du Festival al des Inrocks ks de 1989 89
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Loveless Tour sur la scène du Roxy, à Los Angeles, le 4 février 1992
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 ??  ?? Lost in Translatio­n de Sofia Coppola (2003), pour lequel Kevin Shields a composé quatre titres
Lost in Translatio­n de Sofia Coppola (2003), pour lequel Kevin Shields a composé quatre titres
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 ??  ?? Tyler, the Creator, Frank Ocean et Public Enemy en 1987 : trois influences d’hier et d’aujourd’hui
Tyler, the Creator, Frank Ocean et Public Enemy en 1987 : trois influences d’hier et d’aujourd’hui
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Frank Ocean
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Dans son studio en Irlande, en 2018

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