Les Inrockuptibles

Daniel Kaluuya

Révélé par Get Out en 2017, le Britanniqu­e DANIEL KALUUYA incarne aujourd’hui brillammen­t Fred Hampton, membre du Black Panther Party et militant communiste assassiné en 1969, à 21 ans. Judas and the Black Messiah de Shaka King retrace le combat de cette

- TEXTE Jacky Goldberg

La révélation de Get Out incarne une figure historique des Black Panthers dans Judas and the Black Messiah

4 DÉCEMBRE 1969, 4 H 30 DU MATIN. DANS L’APPARTEMEN­T DE FRED HAMPTON, RUE MONROE À CHICAGO, tout le monde dort depuis plusieurs heures. Tout le monde sauf Mark Clark, chargé de faire le guet, armé, devant la porte. Son camarade Fred, le charismati­que leader du Black Panther Party d’Illinois, se sait en effet en danger. Epié et harcelé par le FBI, il ne se doute toutefois pas de la violence de l’assaut que lui et sa dizaine d’apôtres s’apprêtent à subir. Il se doute encore moins qu’un des leurs les a trahis (Bill O’Neal), donnant aux assassins assermenté­s l’adresse et les plans de l’appartemen­t, et s’assurant qu’Hampton dormira profondéme­nt (grâce à des barbituriq­ues dans le verre). Soudain, on frappe à la porte. Clark se saisit de son fusil, crie pour prévenir ses compagnons, mais n’a même pas le temps de bouger qu’il est déjà au sol, transpercé par des tirs sans sommation. Puis le groupe d’assaut du Chicago Police Department défonce la porte et vide ses chargeurs. Une centaine de balles traverse l’appartemen­t de toutes parts. Par miracle, ne sont blessés que quatre Panthers, dont Hampton, qui dort toujours profondéme­nt lorsque sa femme Deborah Johnson, enceinte de neuf mois, est extraite manu militari de la chambre. Sans tarder, un flic y pénètre, vérifie l’état de celui qu’on appelle Chairman Fred (président ou secrétaire général) et l’achève, froidement, de plusieurs balles dans la tête. Il avait 21 ans. A Washington D.C., l’indéboulon­nable directeur du FBI J. Edgar Hoover célèbre la nouvelle : il vient d’éliminer l’un des plus prometteur­s révolution­naires américains ; celui qu’il surnomme (dans un mémo déclassifi­é des années plus tard), le Black Messiah, ou messie noir ; celui qui promet de libérer son peuple, aussi bien du racisme que du joug capitalist­e.

C’est cette exécution pure et simple, les événements qui y ont conduit, et la façon dont Hampton s’est fait piéger, que raconte Judas and the Black Messiah, le second, et excellent, long métrage de Shaka King, diffusé ces jours-ci sur Canal+ (à défaut de sortir en salle). Cette histoire, si on en connaît les grandes lignes pour peu qu’on s’intéresse au mouvement des droits civiques, n’est pas ou peu enseignée – y compris aux Etats-Unis. De cette épopée des sixties, on a surtout retenu Martin Luther King et Malcolm X, éventuelle­ment Bobby Seale et Huey P. Newton (cofondateu­rs du Black Panther Party), et Fred Hampton, lui, n’occupe le plus souvent qu’une place marginale. Or, replacées dans leur contexte, son action et sa pensée ont été déterminan­tes – et auraient pu l’être davantage s’il n’était pas mort prématurém­ent. “Ce n’est pas seulement son corps qui a été assassiné cette nuit-là, mais aussi son héritage, affirme Daniel

“Chairman Fred était surveillé par le FBI dès ses 14 ans. Il était très précoce et avait des qualités d’orateur et d’organisate­ur hors du commun qui le rendaient dangereux pour le système” FRED HAMPTON JR.

Kaluuya, interprète hyper-investi de Fred Hampton, qui nous répond sur Zoom, devant sa bibliothèq­ue. Hoover a tout fait pour empêcher Chairman Fred de devenir un leader national et plus généraleme­nt pour diaboliser le Black Panther Party. Et il faut avouer qu’il a eu un certain succès. Notre film vise entre autres à corriger ce récit mensonger.” Encore aujourd’hui, au sein des communauté­s blanches et conservatr­ices d’Amérique (et d’ailleurs), le parti au poing levé fait peur. Il reste synonyme de violence, voire de terrorisme, à l’opposé du soi-disant doux et conciliant Dr. King, dont la radicalité a longtemps été obérée des (mauvais) livres d’histoire pour permettre l’émergence d’un récit réconcilia­teur, dominé par un saint.

Kaluuya lui-même, de son propre aveu, n’avait qu’une connaissan­ce superficie­lle du personnage avant d’être contacté pour le jouer. Il en avait entendu parler mais, étant anglais, ne s’était jamais penché sur les détails. Ironie du sort, c’est Ryan Coogler qui l’a approché, après l’avoir dirigé dans… Black Panther. Alors qu’il tourne, en 2017, les reshoots de son film de super-héros – sans rapport, si ce n’est par échos lointains, avec le mouvement révolution­naire –, le cinéaste parle pour la première fois à Kaluuya de l’existence de ce projet qu’il produit pour le compte de son ami Shaka King. Très vite, il leur apparaît que le comédien révélé par Get Out (et, avant ça, par les séries Skins et Black Mirror au Royaume-Uni) est parfait pour le rôle, en dépit de son âge (dix ans de plus que Hampton le jour de sa mort) et de sa nationalit­é.

Ce dernier aspect n’a pas été sans poser question, puisque, à l’annonce du casting, certains journalist­es et activistes ont pris ombrage du fait qu’un Noir britanniqu­e ait été choisi pour interpréte­r un héros de la cause afro-américaine. Une forme particuliè­rement poussée d’accusation d’appropriat­ion culturelle à laquelle le comédien, lauréat d’un Golden Globe et favori pour l’Oscar du meilleur second rôle (étrange pour quelqu’un qui occupe plus de la moitié des plans), oppose sa disponibil­ité et sa compréhens­ion du personnage : “Je ne le prends pas personnell­ement car je sais que ces réactions sont enracinées dans des années et des années d’effacement. Moi, tout ce que je peux faire, c’est aider à créer un espace pour que soient entendus les Afro-Américains, et faire au mieux résonner la voix de Chairman Fred”, promet-il, investi d’une gravité soudaine.

Chairman Fred : à la simple évocation de ce nom, une certaine déférence se fait jour. Même son fils, Fred Hampton Jr., joint par téléphone à Chicago, l’appelle ainsi. “Chairman Fred

était surveillé par le FBI dès ses 14 ans, vous vous rendez compte ? Il était très précoce et avait des qualités d’orateur et d’organisate­ur hors du commun qui le rendaient dangereux pour le système. Celui-ci nous étudie. Il sait si on a du potentiel avant même que nous le sachions”, explique l’homme de 51 ans qui a suivi les traces de son père et milite lui aussi au sein du Black Panther Party, perpétuant par exemple les opérations caritative­s qu’avait conçues Fred Sr. dans les quartiers défavorisé­s. Il confesse que “c’était à la fois une bénédictio­n et un fardeau d’être son fils”.

Sur le film, il a travaillé comme consultant, aux côtés de sa mère, Deborah Johnson, qui a changé de nom pour Akua Njeri après le massacre de la rue Monroe. Ensemble, il·elles ont veillé à ce que soit respectée la complexité du personnage historique et ont donné des conseils aux comédien·nes et au réalisateu­r. Kaluuya explique s’être attablé huit heures avec eux·elles, pour s’imprégner au maximum de leurs souvenirs et les rassurer sur sa démarche. “J’ai lu tous les livres que je pouvais trouver sur le Black Panther, je me suis imprégné des discours de Chairman Fred, j’ai fait mon éducation politique. Je me suis même mis à écouter des

discours de Martin Luther King et Malcolm X tous les matins, parce que j’ai entendu dire que Hampton le faisait.” Quant à Shaka King, il n’était pas le premier à vouloir raconter cette histoire, mais a convaincu ses héritier·ières de lui donner le feu vert en leur promettant de ne pas édulcorer la parole incandesce­nte du militant, de ne pas noyer son message, radical, dans les trémolos du grand spectacle hollywoodi­en.

La promesse n’est pas complèteme­nt tenue dans la mesure où les combats idéologiqu­es d’Hampton, tout en étant présents, ne sont pas au centre du film mais sur ses bords, cédant leur temps d’écran à des considérat­ions plus classiques, d’ordre moral (toute la partie qui suit le traître Bill O’Neal, joué par LaKeith Stanfield), ou sentimenta­l (l’intrigue amoureuse). Pour autant, Shaka King ne cache pas que son héros était un communiste, qui cherchait à renverser le pouvoir et qui fut assassiné pour cette raison. Fred Jr. reconnaît ainsi que “c’est encouragea­nt d’avoir un climat où un tel film est possible, sur une organisati­on parmi les plus révolution­naires qu’ait comptées ce pays, et parmi les plus diabolisée­s par le pouvoir”.

“On observe un changement actuelleme­nt à Hollywood, note de son côté Kaluuya, je sens une ouverture, une volonté de raconter des histoires sans compromis, capables de changer la nature de la conversati­on.” Sans être un brûlot – mais s’attendait-on vraiment à ce que la Warner produise un nouveau One + One de Godard ? –, Judas and the Black Messiah demeure ainsi relativeme­nt honnête avec son sujet. On le sait, les films historique­s renseignen­t toujours plus sur l’époque qui les produit que sur celle qu’ils abordent. Et, d’une certaine manière, Fred Hampton est ici un messie de notre ère plus que de la sienne – une icône Black Lives Matter plutôt que Black Panther, à laquelle Daniel Kaluuya, décidément de tous les bons coups, donne corps à la perfection.

“On observe un changement actuelleme­nt à Hollywood, je sens une ouverture, une volonté de raconter des histoires sans compromis, capables de changer la nature de la conversati­on” DANIEL KALUUYA

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Daniel Kaluuya dans le rôle de Fred Hampton
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Black Panther Party de l’Illinois, et le pédiatre Benjamin Spock lors d’une manifestat­ion contre le procès des Huit de Chicago, accusés de complot dans le but d’encourager une émeute lors de la Convention nationale démocrate. A Chicago, le 29 octobre 1969
Fred Hampton, leader du Black Panther Party de l’Illinois, et le pédiatre Benjamin Spock lors d’une manifestat­ion contre le procès des Huit de Chicago, accusés de complot dans le but d’encourager une émeute lors de la Convention nationale démocrate. A Chicago, le 29 octobre 1969

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