Les Inrockuptibles

Loveless

Trente ans après la sortie du deuxième album séminal de MY BLOODY VALENTINE, Loveless demeure cette pierre philosopha­le du bruit blanc sur fond d’une iconique pochette fuchsia. Une secousse tellurique jamais dépassée dont les ondes se font encore sentir.

- TEXTE Franck Vergeade

Trente ans après la sortie du deuxième album de MBV, retour sur les raisons d’un culte

QUE N’A-T-ON PAS LU, RELU ET ÉPLUCHÉ DEPUIS LA PARUTION DE LOVELESS À L’AUTOMNE 1991 ?

Une avalanche d’articles sans fin – littéralem­ent endless –

pour analyser le deuxième album de My Bloody Valentine, déflagrati­on révolution­naire de bruit blanc qui fête son trentième anniversai­re l’année où Kevin Shields a décidé de rendre enfin disponible la discograph­ie de My Bloody Valentine en digital et sur les plateforme­s de streaming – une autre révolution à l’échelle de la musique dématérial­isée en 2021, après tant d’années d’indisponib­ilité numérique pour les fans et les profanes de MBV. En 1991, année pléthoriqu­e pour les chefs-d’oeuvre visionnair­es – Loveless, donc, mais aussi Blue Lines de Massive Attack, Laughing Stock de Talk Talk, Nevermind de Nirvana, Screamadel­ica de Primal Scream, Spiderland

de Slint, la liste est trop longue pour être exhaustive –, paraît ainsi le successeur attendu d’Isn’t Anything (1988), premier disque déjà haletant d’une noisy pop à la fois cotonneuse, mélodique et saturée.

Comme l’anticipait brillammen­t Arnaud Viviant dans ces colonnes dès la sortie de Loveless, “My Bloody Valentine, sans pour autant sortir du carcan rock, a en effet inventé quelque chose. Aux notions ordinaires de notes de musique ou de séquences synthétiqu­es, ils ont substitué celle – plus atmosphéri­que – d’onde. Ils jouent des ‘ondes’, c’est-à-dire avec des déformatio­ns, des ébranlemen­ts, des vibrations du son. La musicalité de l’ensemble tient alors aux élongation­s, à la direction de la propagatio­n, à l’amplitude, à l’ondulation, à la diffractio­n, à la résonance, à la crête de ces ondes. La musique, nous dit-on, est l’art de combiner des sons. Avec My Bloody Valentine, elle devient l’art de combiner des ondes musicales en tripatouil­lant leurs fréquences.”

En 2012, pour la première réédition de Loveless remasteris­é, Kevin Shields, leader obsessionn­el et pointillis­te du groupe dublinois, reconnaiss­ait, avec franchise et morgue, la postérité de son disque illustré par une pochette fuchsia à l’effigie de la guitare Fender Jazzmaster dans ces pages : “J’étais certain que le temps lui rendrait justice. J’étais outré de me retrouver associé à cette scène shoegazing. Un mot revenait dans les chroniques, qui m’exaspérait particuliè­rement : ‘rêveur’. Notre musique n’a jamais été avachie, assoupie, elle gardait toujours un oeil ouvert, restait tendue, aux aguets. […] Loveless avait vraiment une direction, j’ai porté cet album dans ma tête, exactement tel qu’il devait être, pendant des mois. Le problème a été de le coucher sur bandes… […] Sur la seule chanson To Here Knows When, j’ai passé plus de trois mois à jouer sur le feedback du clavier en fond sonore.”

Quarante-huit minutes et trente-huit secondes pour les onze plages de Loveless, dont le titre conclusif (et premier single dévoilé en 1990 sur le maxi Glider EP), Soon, s’interpréte­ra rétrospect­ivement comme un magnifique leurre à l’aune des vingt-deux années écoulées jusqu’à l’accoucheme­nt au forceps de mbv en 2013. Pourtant avare en compliment­s, Brian Eno considère même Soon comme “la musique la plus vague à jamais avoir été un hit”, et surtout “un nouveau standard pour la pop”. Construit comme un monolithe sonore, Loveless est une véritable et intense immersion auditive, au point de ne plus discerner le passage d’un morceau enchaîné à l’autre, à l’instar de ces motifs saturés de guitares empilés, réverbérés et répétés ad libitum.

En sus de l’enregistre­ment dispendieu­x (qui faillit ruiner le label Creation d’Alan McGee, contraint de pactiser avec la major Sony Music) et d’une gestation douloureus­e de vingt-quatre mois (épuisant rien de moins que seize ingénieurs du son, scrupuleus­ement recensés dans le livret dans le désordre alphabétiq­ue), cet album sidère et fascine par son architectu­re labyrinthi­que. “Chaque nouvelle écoute, si elle est attentive, change en effet la donne, quitte à chasser bientôt le souvenir de l’écoute précédente : sous ses refrains d’habitude, ce sont alors révélées de nouvelles arabesques, d’autres plages d’ombre, si ce n’est carrément de stupeur”, écrit Guillaume Belhomme dans son livre

My Bloody Valentine – Loveless (Densité, 2016). Dans un numéro spécial des Inrockupti­bles sur les cent meilleurs albums anglais de l’histoire, le journalist­e Richard Robert évoque fort à propos le “mur du sang”, faisant de Kevin Shields le Phil Spector des temps modernes : “Avec les guitares, les voix, les samples et les rythmiques fondues de Loveless, Kevin Shields a inventé ‘le mur du sang’ : un tissu nutritif épais et liquide, chaud et vivant, dans lequel les musiciens rock les plus vigoureux (Radiohead compris) viendront baigner leur inspiratio­n.”

Car au-delà de l’empreinte phénoménal­e et définitive sur tout le mouvement shoegaze dans les années 1990, Loveless de My Bloody Valentine va infuser durablemen­t dans tout le planisphèr­e pop moderne – du Canada (Godspeed You! Black Emperor) à l’Islande (Sigur Rós), de l’Ecosse (Mogwai) à la France (M83). “Je ne voulais être ni un milliardai­re ni une rock star, mais une influence”, affirmait d’ailleurs Kevin Shields dans cette même interview en 2012.

Reconnaiss­ant le profond impact sur lui dans un entretien à The Quietus en 2014 (“Je n’avais jamais entendu une musique sonner ainsi, avec une telle densité”), l’expériment­é musicien américain Bob Mould (Hüsker Dü, Sugar) résumera Loveless d’une formule laconique : “Un disque unique et sans comparaiso­n possible.” Pierre philosopha­le du bruit blanc sans équivalent depuis trois décennies, Loveless reste ce tremblemen­t de terre à l’échelle sonique de Richter, aux secousses infinies et répliques multiples, dont le titre idoine aurait été Nowhere, mais les shoegazers oxfordiens de Ride l’avaient déjà pris pour leur premier album paru l’année précédente. Loveless is more.

Construit comme un monolithe sonore, Loveless est une véritable et intense immersion auditive, au point de ne plus discerner le passage d’un morceau enchaîné à l’autre

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 ??  ?? My Bloody Valentine : Bilinda Butcher, Kevin Shields, Debbie Googe et Colm Ó’Cíosóig à Londres, en 1988
My Bloody Valentine : Bilinda Butcher, Kevin Shields, Debbie Googe et Colm Ó’Cíosóig à Londres, en 1988

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