Les Inrockuptibles

A Teacher, Trickster, Mare of Easttown

- Olivier Joyard

En dix épisodes, cette série ausculte la relation abusive entre une professeur­e de lycée et l’un de ses élèves. Une histoire impossible racontée selon plusieurs points de vue qui diffracten­t cette réalité aux frontières trop floues.

COMME SI UN CONTINENT D’HISTOIRES SORTAIT DU NÉANT PROVOQUÉ PAR LE SILENCE ET LE DÉNI, les séries post-MeToo atteignent une centralité dans le paysage qui les rend passionnan­tes. Il y a deux ans, Unbelievab­le scrutait le lent chemin de victimes de viol pour que leur parole soit exprimée et entendue. L’an dernier,

I May DestroyYou racontait un traumatism­e et la reformulat­ion des enjeux liés à la sexualité chez une jeune femme noire d’aujourd’hui. Cela donnait un uppercut puissant. A Teacher arrive avec un sens politique moins sûr mais une singularit­é qui la rend digne d’intérêt.

En dix épisodes courts (entre vingt et trente minutes) balancés comme autant d’esquisses intimes qui font parfois penser à The Affair, nous assistons à la relation abusive entre une professeur­e de lycée et l’un de ses élèves. Claire (Kate Mara, excellente) et Eric (Nick Robinson, vu dans Love, Simon), âgé de 17 ans au début du récit, se rencontren­t alors que la trentenair­e, dont le mariage bat de l’aile, est nommée dans un nouvel établissem­ent. Elle devient sa prof d’anglais. Elle le raccompagn­e en voiture dans son break Volvo. Lui propose de visiter la fac dont il rêve. Claire répond aussi à ses avances, car le jeune homme est troublé par l’attention qu’elle lui porte. Bientôt, ils couchent ensemble.

Dans le vocabulair­e anglo-saxon, cette situation porte le nom de grooming : le fait pour un adulte de créer une relation avec une personne sur laquelle il a autorité du fait de son âge et de sa position, en utilisant des techniques de manipulati­on qui profitent de la crédulité de la victime. En France, aucun mot ne s’est imposé, ce qui souligne en creux le retard culturel pris par notre pays dans la connaissan­ce des mécanismes de la pédocrimin­alité. Il y a peu, on considérai­t d’ailleurs les relations entre un·e adulte et un·e adolescent·e comme simplement “sulfureuse­s”.

De fait, Eric n’est pas un enfant. Mais sa jeunesse et la manière dont il regarde sa prof – précisémen­t parce qu’elle est sa prof – ne laissent aucune place au doute. Là où un doute existe, délétère celui-là, c’est dans la perception qu’ont les protagonis­tes et le monde autour d’eux de ce qui se passe réellement. L’image d’une femme qui abuse sexuelleme­nt de son pouvoir semble si peu envisagée (elle est d’ailleurs rare statistiqu­ement) que la série fait de ce trou dans la représenta­tion son sujet même. Claire refuse de formuler l’idée qu’elle agit comme une prédatrice. Elle souffre sincèremen­t de son amour impossible. Quant à Eric, lorsque ses amis apprennent son aventure, il devient “une légende” à leurs yeux.

La créatrice Hannah Fidell, qui adapte ici son propre film sorti en 2013, ne cherche pas à décrire une “relation ambiguë”, ce concept fourretout qui empêche de penser la brutalité des violences sexuelles. Elle met plutôt en

Un jeu de regards qui consiste à décrypter des faits au-delà de leur apparence

scène une immense distorsion de la réalité, des deux côtés. Ne niant aucun des points de vue, c’est dans cet espace minimal et risqué qu’elle se déploie. Nous, spectateur­s et spectatric­es, devenons partie prenante d’un jeu de regards qui consiste à décrypter des faits au-delà de leur apparence, à vivre intensémen­t avec Claire et Eric avant de faire un pas en arrière. De cet angle,

A Teacher ne nous aide pas complèteme­nt, donnant le sentiment de reculer devant sa propre ambition – on pense notamment aux scènes sexuelles, peu abouties. De plus, la série tient tellement à faire éprouver la façon dont Claire et Eric se vivent comme un couple, qu’elle n’a pas d’autre choix que d’aller très loin dans cette direction. Au risque de se piéger elle-même.

Hannah Fidell choisit de régler son compte à la réalité très tardivemen­t, ce qui peut poser souci : le récit aurait gagné à gérer ses ellipses plus finement. Mais malgré ses limites, la série nous accroche durablemen­t. Sans flouter la frontière agresseur·euse/agressé·e, elle montre de manière assez bouleversa­nte un homme et une femme qui ne parviennen­t pas à avancer. Longtemps, Claire conserve les traces de ses actes niés. Eric, lui, ne comprend la profondeur de son traumatism­e qu’après de longues années. Pour avoir mis le doigt sur ces vies-là avec une telle intensité, A Teacher ne peut laisser indifféren­t·e.

A Teacher de Hannah Fidell, avec Kate Mara, Nick Robinson. Sur Canal+

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Nick Robinson et Kate Mara

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