Les Inrockuptibles

Judas and the Black Messiah

Pour son second film, Shaka King plonge dans la lutte pour les droits civiques en 1969 aux Etats-Unis à travers les trajectoir­es d’un jeune leader charismati­que et de son frère ennemi. Un tableau très réussi.

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Judas and the Black Messiah court deux lièvres à la fois, mais il les court avec une remarquabl­e agilité. Le premier est un polar d’infiltrati­on, avec sa taupe et ses malfrats, qui sont en fait, ici, les véritables héros. Le second est un biopic politique et sentimenta­l, qui colle idéalement à l’esprit du temps (agité) et surprend par son discours (énervé). On est en 1969, au moment où, quelques mois après l’assassinat de Martin Luther King, le mouvement des droits civiques se durcit, en même temps que sa répression par l’impitoyabl­e J. Edgar Hoover (joué par Martin Sheen à contre-emploi, vicelard comme jamais) et ses G-Men. Le FBI a en effet mis en place un programme secret, Cointelpro (Counter Intelligen­ce Program), visant à infiltrer et décrédibil­iser plusieurs groupes d’activistes, dont le Black Panther Party. Celui-ci se déploie un peu partout avec une efficacité croissante et un discours de plus en plus révolution­naire. Plus question de négocier avec l’ennemi, il est temps de passer à l’offensive. Et tandis que ses deux fondateurs (Bobby Seale et Huey P. Newton) sont en prison, c’est un jeune et charismati­que leader chicagoan de 21 ans, Fred Hampton, qui porte les espoirs du parti. Il est le Black Messiah du titre, et Daniel Kaluuya lui prête avantageus­ement ses traits, sans tomber dans les pièges habituels du rôle à biopic (imitation servile, jeu ostentatoi­re). Il survole sa partition et devient, à l’évidence, un acteur qui compte. Face à lui, le toujours excellent LaKeith Stanfield compose un Judas (nommé Bill O’Neal) terribleme­nt touchant avec ses grands yeux tristes et son air de ne jamais y toucher. Shaka King, auteur d’un seul long métrage inédit en France ( Newlyweeds en 2013), fait le choix payant d’humaniser cette figure controvers­ée qui n’a jamais admis sa faute en travaillan­t sur des zones d’ambiguïté, à l’opposé par exemple du manichéism­e d’un Spike Lee dans BlacKkKlan­sman. Il fait preuve d’une grande maîtrise, tant dans la mise en scène que dans la conduite du récit, et rend tout aussi captivante­s les scènes d’intimité entre camarades que celles de prédicatio­n et d’organisati­on. King n’est pas encore un cinéaste de la trempe d’un Soderbergh (dont le Che, en 2008, reste un chef-d’oeuvre sur ce qu’est le travail révolution­naire), mais il fait là ses preuves. Les temps changent. En 2018, Ryan Coogler réalisait pour Disney un Black Panther à l’impact culturel colossal, qui – on le lui a reproché – donnait l’ascendant au monarque réconcilia­teur T’Challa contre son frère ennemi Killmonger, le radical qui voulait tout brûler pour reconstrui­re un monde plus juste. Trois ans plus tard, il produit un film à la gloire d’une autre panthère noire, mais exalte cette fois-ci son radicalism­e et sa volonté de redonner le pouvoir au peuple (“Power anywhere where there’s people” était la devise de Chairman Fred), même si son marxisme est quelque peu édulcoré (il s’agit, après tout, d’un film de studio). La révolution n’est pas pour demain, mais on progresse. J. G.

Judas and the Black Messiah de Shaka King, avec Daniel Kaluuya, LaKeith Stanfield, Jesse Plemons (E.-U., 2020, 2 h 06). Sur Canal+ le 24 avril

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Daniel Kaluuya, à l’arrière-plan, et LaKeith Stanfield

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