« Des sociétés prospères et raffinées »
Dans nos livres d’histoire, la civilisation gauloise ne prend consistance qu’avec la conquête romaine. C’est qu’elle a longtemps souffert de la quasi-absence de sources textuelles. L’archéologie et l’anthropologie nous en donnent aujourd’hui une image bie
Entretien avec Laurent Olivier Des Celtes comme les autres ? Une langue mais pas d’alphabet Le chaudron d’argent de Gundestrup Carte : un espace connecté
L’histoire : Qui sont les Gaulois ? Que peut-on savoir sur eux ? Laurent Olivier : La question est compliquée car les « Gaulois » ne se sont jamais définis euxmêmes. On n’a d’eux qu’une image construite de l’extérieur. Ce sont les Grecs de Marseille qui, au vie siècle av. J.-C., entrent en contact avec des populations locales qu’ils appellent Celtes (Keltoi), disent-ils. Puis, à partir du ive siècle av. J.-C., les Romains ont affaire à des invasions, venues de peuples qu’ils désignent sous le nom de Gaulois (Galli). Pour eux, les Gaulois sont les habitants d’un pays barbare indéterminé qui se trouve audelà de la barrière des Alpes : la Gaule (Gallia). Mais il y a aussi des populations gauloises qui se sont installées en Italie du Nord, sans doute dans la première moitié du Ier millénaire avant notre ère : c’est la Gaule cisalpine. Bref, le Gaulois, c’est l’autre, l’étranger, celui qui n’est pas « assimilable »…
Pour les Grecs, les « Celtes » sont, en bloc, les populations « barbares » (c’est-à-dire non grecques) qui se trouvent derrière les côtes du nord de la Méditerranée. Pour les Romains (qui sont ceux qui les connaissent le plus en détail, car ils y sont confrontés depuis le début de leur histoire au viiie siècle av. J.-C.), les Gaulois habitent des territoires qui se trouvent, en gros, entre le Rhin, les Alpes et les Pyrénées. Telle est la Gaule vue par César, qui la divise en trois groupes : les Aquitains, dans le Sud-ouest ; les Gaulois de la Celtique dans le centre de la France actuelle ; les Belges au nord de la Marne. Il écrit que ces trois entités ne partagent pas la même culture et n’ont pas les mêmes institutions.
Mais ces textes qui évoquent les Gaulois posent plus de problèmes qu’ils n’en résolvent : ce sont toujours des perceptions formulées par des cultures qui leur sont étrangères, si ce n’est franchement hostiles – comme les Romains. De plus, les Grecs et les Romains n’ont pas fréquenté ces peuples aux mêmes époques ni dans les mêmes contextes historiques. Après les avoir exploités économiquement, les Grecs les ont vus se répandre dans le monde hellénistique (au iiieier siècle av. J.-C.), sous la forme de troupes de mercenaires. Quant aux Romains, après les avoir subis comme envahisseurs, ils les ont considérés comme des populations instables qu’il était urgent de contrôler et de soumettre. Bref, il est difficile de se reposer sur des sources objectives et surtout fiables sur la culture gauloise.
De surcroît, jusque dans les années 1860, les Gaulois n’existent que dans les textes
historiques. Pour prendre une image, on pourrait dire que ce sont des personnages de papier. Depuis l’époque des premiers archéologues du xviie siècle – les antiquaires – on connaît leurs monnaies, mais c’est à peu près tout. Il faut attendre 1865 pour que les premières fouilles permettent d’identifier les armes, bijoux ou poteries propres aux Gaulois. On avait bien trouvé auparavant des objets gaulois, comme de splendides pièces d’orfèvrerie en or, mais en réalité on les trouvait trop belles, trop élaborées, pour leur être attribuées : les textes historiques de l’antiquité pour lesquels ils étaient des Barbares à peine sortis de la sauvagerie rendaient ce genre de découverte inimaginable.
Tout a changé à la fin du xxe siècle : en l’espace d’une vingtaine d’années, on découvre des dizaines de milliers de tombes, des centaines d’habitats fortifiés, d’extraordinaires dépôts monétaires ou d’offrandes de sanctuaires… Les vestiges de cette culture s’étendent maintenant sur toute l’europe occidentale, jusqu’à la Bohême et aux confins de l’ukraine, et dans la plus grande partie des îles Britanniques, où les auteurs de l’antiquité n’ont jamais signalé la présence de Celtes ni de Gaulois. Plus encore, on se rend compte qu’avant les Gaulois a existé une véritable civilisation européenne dite « celtique », dont est issue la civilisation gauloise. C’est la civilisation de Hallstatt.
On s’est donc interrogé : quels rapports entre Celtes et Gaulois ? Aujourd’hui, on fait clairement la différence entre l’identité ethnique, qui est souvent celle que l’on attribue aux autres, et
l’identité culturelle, qui est celle des pratiques, des modes de vie, ou des représentations collectives. Le fait, indéniable, qu’il a existé une culture celtique ne signifie pas nécessairement que les gens qui l’ont produite se définissaient comme des « Celtes ». Pour des périodes plus proches de nous, le style gothique du Moyen Age, par exemple, qui se diffuse de l’italie du Nord aux îles Britanniques, ne signifie pas qu’il ait existé un « peuple gothique » ayant occupé l’ensemble de l’europe : la multiplicité des espaces politiques et des langues n’empêche pas l’émergence d’un fonds spirituel commun, qui s’exprime par un style artistique relativement homogène.
Pour être clair, on conserve le nom de Gaulois aux populations qui ont été identifiées comme telles par les Romains, tout en sachant qu’on manipule un concept artificiel, fabriqué de l’extérieur et qui regroupe un ensemble de peuples non homogène. Et quand on parle de Celtes, c’est pour identifier une culture et non un peuple. Après tout, nous portons bien des jeans et des T-shirts, et parfois nous écoutons du rock’n’roll, sans pour autant nous considérer comme des Américains ! Depuis quand les Gaulois sont-ils les ancêtres des Français ?
Cette idée qui nous semble éternelle est en fait récente. Pendant longtemps, personne ne pensait plus aux Gaulois. C’était des Romains qu’on revendiquait l’héritage. Ce n’est qu’aux alentours des années 1720 que certains historiens, comme Martin et Brézillac, commencent à s’intéresser aux Gaulois comme étant le peuple qui a habité, dans l’antiquité, le territoire actuel de la France. Ils s’opposent en partie à la version de l’histoire, favorisée par l’ancien Régime, qui fait de la noblesse les descendants directs des conquérants francs : ce serait grâce à cet ancien « droit de conquête » que les nobles justifieraient leur domination sur la société et le pays.
Or, avec le mouvement des Lumières, une autre conception de la collectivité nationale émerge. Face à la noblesse se dresse désormais le tiers état qui est composé, lui, des descendants des Gaulois et des Romains. Les Gaulois prennent une importance capitale dans la constitution de l’idée de nation : ils sont le plus grand nombre et à ce titre ils représentent le droit de la collectivité à disposer d’elle-même.
Le Second Empire transforme cet héritage du mythe républicain de « nos ancêtres les Gaulois ». Napoléon III, arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’état, décide en 1862 la fondation du musée des Antiquités gallo-romaines et celtiques qui ouvre en 1867 (cf. Hilaire Multon, p. 46). Comment unir les Français derrière lui, dont beaucoup lui sont hostiles ? Son modèle est César ; lorsque les peuples, fait-il valoir dans son Histoire de Jules César, ont la chance d’être gouvernés par de telles figures, ils accomplissent un bond en avant extraordinaire : César a fait entrer les Gaulois dans la civilisation et lui, Napoléon III, propulse les Français dans la modernité. Les Gaulois ont été
Vix : une dame qui vient de loin
Ce cratère – un vase servant à mélanger le vin et l’eau – a été découvert dans la tombe d’une princesse du vie siècle av. J.-C., à Vix (Côte- d’or). Ce vase – le plus grand connu de toute l’antiquité – mesure 1,64 m et a une capacité de 1 100 litres ! Certainement fabriqué dans un atelier corinthien, il est adapté au goût des élites gauloises et témoigne de la précocité et de la vigueur des échanges entre mondes celte et grec. vaincus, donc, mais c’était pour leur bien. C’est ainsi que l’on invente l’idée d’une culture « galloromaine », qui est une spécialité bien française ! Il s’agissait d’accréditer l’idée que l’identité française était le fruit d’un harmonieux mélange, entre un substrat local gaulois et un apport de civilisation romain (cf. p. 43).
Avec la guerre de 1870 contre la Prusse, les Gaulois deviennent des patriotes, qui luttent contre un ennemi sans pitié, pour la défense de leur pays et de leurs valeurs. C’est l’image que l’on voit s’imposer dans les manuels d’histoire de France de la IIIE République (cf. Benoît Falaize, p. 53).
Le régime de Vichy fait jouer de nouvelles correspondances : la défaite de 1940 est une réédition d’alésia, et Pétain le nouveau Vercingétorix qui fait au pays « le don de sa personne ». Mais c’est pour mieux justifier la collaboration : vaincus, comme autrefois leurs ancêtres gaulois, les Français doivent s’entendre avec le vainqueur pour s’intégrer à un nouvel empire, allemand cette fois, source d’une régénération européenne…
Après la guerre, une nouvelle image sort de la boîte à fantasmes qu’est le passé gaulois. Désormais, les Gaulois sont des résistants, comme l’auraient été, dans leur ensemble, les Français sous l’occupation. Certes, ils sont râleurs, contestataires, individualistes… mais ils sont généreux, épris de justice, inventifs. C’est cette image idéale de la France des « trente glorieuses » que l’on voit dans Astérix : une France gauloise ouverte sur le monde, mais qui résiste « encore et toujours » à l’impérialisme, qu’il soit jadis romain ou maintenant américain…
Dans notre monde en mutation, il ne fait guère de doute que les Gaulois vont trouver une nouvelle place, loin des anciennes images. Car au fond, à chacune de ces métamorphoses, ce qui est dit des Gaulois est bien plus révélateur de la société qui les imagine, les fantasme : toute image des origines gauloises est fondamentalement une production idéologique.
Avec aussi peu de sources, comment ont travaillé les historiens ? Ils ont d’abord commencé par reconstituer, à partir des fragments dispersés et émiettés que fournissaient les sources historiques antiques, une histoire globale des Gaulois, depuis les premières mentions qui signalent leur existence jusqu’à la conquête romaine. C’est le travail, en particulier, d’amédée Thierry, qui réalise, dans les années 1820, une monumentale Histoire des Gaulois – qui fut aussi un gros succès de librairie : l’ouvrage sera réédité dix fois, jusqu’à la fin du xixe siècle ! Le continuateur inspiré de
« Deux auteurs seulement parlent des Gaulois qu’ils ont rencontrés : Poseidonios et César. Mais même eux sont à prendre avec précaution »
Thierry est Camille Jullian. Il développe une méthode d’analyse des textes consistant à les exploiter pour reconstituer l’arrière-plan, notamment politique, des événements décrits par les auteurs de l’antiquité. Dans l’atmosphère enfiévrée qui précède l’éclatement de la Première Guerre mondiale, il fait de Vercingétorix le premier héros national de l’histoire de France. A le lire, la Gaule est déjà une préfiguration, malheureusement avortée, de la République.
Après la Libération, les historiens de l’aprèsguerre entrent dans une phase de doute à propos de l’interprétation de l’histoire gauloise, à laquelle on a fait tout dire et son contraire. Vercingétorix était-il vraiment un héros, comme le soutenait Jullian au début du xxe siècle ? N’était-il pas plutôt manipulé par César, comme le prétend Jérôme Carcopino dans l’entre-deuxguerres, ou bien un traître ayant provoqué à dessein la défaite gauloise, comme l’avance Jacques Harmand dans les années 1960 ? Plus qu’un document historique irréfutable, le texte de César ne serait-il pas, d’abord, une oeuvre de propagande, comme l’a démontré Michel Rambaud dans les années 1950 ? C’est dans le sillage de ces travaux critiques que se situe la démarche de Christian Goudineau, titulaire de la chaire des Antiquités nationales au Collège de France de 1985 à 2010. Il a beaucoup oeuvré pour confronter les textes historiques et les données archéologiques. Selon lui, notre vision de la Gaule est une fabrication historique due à César : la création fictive d’un ensemble territorial homogène qui avait pour but de préparer et de justifier son intégration au monde romain. Après lui, d’autres historiens-archéologues comme JeanLouis Brunaux ont poursuivi le travail de relecture des sources historiques littéraires à travers l’apport de l’archéologie.
Les recherches menées depuis ces vingt-cinq dernières années cherchent désormais à comprendre les indications des textes historiques à la lumière des données de l’anthropologie sociale, qui permettent d’interpréter sous un jour nouveau les découvertes de l’archéologie.
Sur quelles sources s’appuie-t-on aujourd’hui ? Hormis l’archéologie, elles sont très ténues… Nos sources textuelles sont hétérogènes, fragmentaires et surtout parcellaires. Il n’y a guère que deux auteurs qui se soient rendus en Gaule et qui aient décrit ce qu’ils y ont vu, ou entendu : Poseidonios et César. Tous les autres n’ont fait que reprendre des informations qu’ils ne pouvaient pas contrôler.
Au début du ier siècle avant notre ère, le philosophe grec Poseidonios d’apamée parcourt le midi de la Gaule romanisée, peut-être jusqu’à la région de Bordeaux. Malheureusement, ses textes ne nous sont parvenus que sous forme de fragments, souvent repris par d’autres. Dans ce qui a été conservé, Poseidonios évoque des Gaulois qui ne sont déjà plus ceux de son temps :
par exemple, il évoque des pratiques d’exposition des crânes pris aux grands guerriers ennemis, dont on sait par l’archéologie qu’elles n’avaient plus cours depuis au moins deux siècles au moment où il écrit. Là où il se trouve, la Gaule méridionale est déjà largement intégrée aux circuits méditerranéens et en voie de romanisation, après avoir été hellénisée. Mais ce n’est pas cela, à l’évidence, qui intéresse Poseidonios : c’est la vieille image immuable de la Gaule ancienne, encore sauvage et libre.
César, lui, est un militaire et un politique. Il est en Gaule plus de deux générations après Poseidonios. Ses Commentaires sur la guerre des Gaules sont une description des campagnes militaires qui ont conduit à la conquête de la Gaule. La culture et les moeurs des Gaulois ne sont pas son intérêt premier. D’ailleurs, dans le petit chapitre qu’il leur consacre, il reprend principalement les indications de Poseidonios ; il ne faut donc malheureusement pas en attendre énormément. En revanche, lu sous un angle anthropologique, le texte de César fourmille de renseignements livrés, en quelque sorte, par inadvertance : sur le fonctionnement politique des peuples gaulois, sur la conduite de la guerre et des alliances, sur les relations sociales…
Que nous apporte l’archéologie ? D’abord, elle nous a permis de dater la civilisation « gauloise ». Celle-ci se constitue au tournant du vie et du ve siècle av. J.-C. Elle naît apparemment d’une crise : s’effondre alors le système des « principautés celtiques » du vie siècle. Des modes d’organisation sociale, moins pyramidaux, se remettent en place. Puis les inégalités sociales s’accroissent à nouveau ; on voit émerger une société de type étatique, avec des capitales de cités qui sont tout autant des centres politiques que des pôles économiques : les oppida, qui se développent dans les deux derniers siècles avant notre ère.
Cette civilisation « gauloise », qu’il faudrait plutôt appeler « celtique » car elle dépasse le cadre territorial de la France actuelle, est interrompue sur le continent par la conquête romaine au ier siècle av. J.-C., presque un siècle plus tôt dans le Midi que dans le reste de la Gaule. A l’intérieur de ces cinq siècles d’histoire gauloise, on connaît surtout les grands événements par les sources textuelles extérieures : les invasions gauloises en Italie au début du ive siècle ; le mercenariat celtique dans le monde hellénistique au iiie siècle et bien sûr la conquête romaine.
Mais l’archéologie met en évidence d’autres rythmes, qui échappent aux sources historiques. On a parlé de l’effondrement du début du ve siècle. Une transition majeure intervient surtout dans le courant du iiie siècle : deux mondes différents se succèdent. On identifie alors des mutations importantes dans l’organisation politique et économique, qui dessinent une séparation nette entre une période gauloise « ancienne » et une période gauloise « récente ».
Commençons alors par le début : qu’est-ce qui caractérise la civilisation gauloise « ancienne », il y a 2 500 ans ? Comme les autres civilisations celtiques de la même époque, c’est d’abord une civilisation rurale
et non pas urbaine. C’est ensuite une culture guerrière, où la guerre joue un rôle politique et social absolument central. C’est un monde où la richesse et la valeur se mesurent au prestige et à la renommée. C’est une société, enfin, où les hommes et les femmes ne vivent pas séparés, et où, si l’on croit ce qu’écrivent Plutarque et César cinq cents ans plus tard, les femmes jouissent de droits inconnus en Méditerranée, tels ceux d’endosser le pouvoir politique et de mener la guerre.
Et, puisque l’on parle de culture, il ne faut pas oublier ce qu’il faut bien appeler la science gauloise, que nous révèle l’archéologie et notamment à travers le travail des objets d’art. Les Gaulois du ve-ive siècle av. J.-C. possèdent des connaissances très élaborées de la géométrie, en particulier des propriétés du cercle. Ils les transcrivent dans des objets, qui sont autant des oeuvres d’art que des modèles de science. Un savoir astronomique était acquis également, dont le chaudron de Gundestrup pourrait bien être un témoignage tardif (cf. ci-dessus). Bref, il existait une science gauloise équivalente, dans ses concepts, à la science grecque ; cela ne fait désormais plus de doute.
Que sait-on de l’organisation de la société ? Socialement, on distingue à peu près trois classes, de grandeurs très inégales : les puissants, qui appartiennent essentiellement à une aristocratie militaire combattant à cheval (que César assimilera à l’ordre romain des « chevaliers »), les savants, qui représentent la classe religieuse, avec les druides, et enfin les dépendants, qui se trouvent dans une situation de subordination, notamment économique. Politiquement, on a affaire à des systèmes qui ressemblent à des monarchies.
Surtout, jusqu’au iiie siècle av. J.-C., dans le prolongement des travaux précurseurs d’henri Hubert1, d’autres anthropologues ont montré qu’on avait sûrement affaire à une société non monétaire fondée sur l’économie du don et de la dette, où, ce qui fonde la richesse, c’est le pouvoir de la redistribuer. Pour le dire autrement,
dans un monde où la notion de capital n’a pas de sens, la richesse est faite pour être dissipée – contrairement à ce qui se passe dans les économies monétaires, où elle est accumulée. Le don est une manière de créer de la dépendance : il appelle un contre-don ; ce qui est une façon de s’attacher des alliés, ou des vassaux. Les « maîtres de richesses » s’échangent entre eux des biens prestigieux, comme ils aident leurs subordonnés, qui ont besoin d’eux : pour se marier, construire une maison, acquérir un terrain… Les nantis créent de la dette, qui traverse ainsi toute la société, de haut en bas. Les riches se donnent et se rendent des biens de luxe, mais les pauvres, eux, n’ont rien à donner en contrepartie de ce qu’ils ont reçu. Si ce n’est leur vie ; et c’est pourquoi ils deviennent dépendants des nantis.
Ce système étonnant a été évoqué par Poseidonios, qui raconte l’histoire du roi arverne Luern semant à la volée des pièces d’or sur son char, ou offrant gratuitement des banquets en plein air à des dizaines de milliers de personnes… Mais ce fonctionnement économique était déjà en place plusieurs siècles auparavant : les Étrusques et les Grecs du vie siècle av. J.-C. ont exploité à leur compte cette étrange économie du don et de la dette. Ils ont alimenté les « maîtres des richesses » des aristocraties celtiques en vin méditerranéen, que les indigènes ne savaient pas produire et dont ils sont devenus avides. En échange de ce breuvage extraordinaire et des objets de grand luxe pour le servir ils ont obtenu ce que les nantis celtiques étaient prêts à leur donner pour en avoir le privilège, notamment des métaux (comme le bronze), indispensables au développement de l’industrie de l’armement. Il est intéressant de noter que beaucoup de ces « cadeaux d’amitié » ont été fabriqués spécialement pour le monde celtique. Comme le gigantesque cratère en bronze retrouvé dans la tombe de la dame de Vix (cf. p. 38). Il a été produit dans un atelier de Grande Grèce, en Italie du Sud, pour répondre à la demande celtique : on avait besoin de récipients géants pour distribuer le vin, que ne possédaient pas les Celtes, à d’immenses assemblées d’alliés, de fidèles ou encore de vassaux. Celui-ci pouvait contenir 1 100 litres : de quoi abreuver, peut-être, au moins 4 500 personnes.
Vous parlez d’une transformation majeure au iiie siècle av. J.-C. : de quoi s’agit-il ? C’est un tournant dans l’histoire de la civilisation gauloise, marqué surtout par un changement d’échelle. C’est la transformation économique, peut-être, qui est la plus frappante : une intensification de la production agricole, un essor de type industriel (dans les mines et la métallurgie,
ou l’industrie du sel), l’apparition de très grands habitats fortifiés (les oppida) pouvant couvrir des centaines d’hectares, comme Bibracte, mais aussi de vastes domaines ruraux, des agglomérations rurales, comme le village d’acy-romance fouillé dans les Ardennes. J’allais oublier le plus important : l’apparition, puis la généralisation de la monnaie, calquée sur les standards grec et romain.
De quoi tout cela est-il le signe ? D’une transformation sociale majeure, dont on cherche à comprendre les mécanismes : c’est l’apparition de l’état, décrite par plusieurs auteurs antiques, comme Tite-live et César. Chacun des 90 peuples de la Gaule a son État, avec un sénat, des assemblées, des magistrats. Commandé depuis une capitale, le territoire de l’état est divisé en pays (en pagi), avec des hameaux et des domaines ruraux qui envoient leurs représentants aux assemblées. Les États prélèvent des impôts, ont une économie, mènent une politique étrangère… C’est un autre monde, que nous avons peine à imaginer.
Comment expliquer ces changements ? En archéologie, la question du « pourquoi ? » est toujours celle à laquelle il est le plus difficile de répondre… On observe des phénomènes qui se déploient dans l’espace, on parvient à les dater, éventuellement à les mettre en rapport les uns avec les autres, mais souvent l’explication nous échappe. Les raisons que nous avançons sont généralement « mécanistes » en quelque sorte, c’està-dire forcément artificielles. Par exemple, on a longtemps interprété le vide relatif des données archéologiques du iiie siècle av. J.-C. – durant lequel les nécropoles ou les habitats antérieurs sont abandonnés pour être refondés ailleurs – comme le témoignage de migrations gauloises massives, qu’enregistrent effectivement de leur côté les sources écrites. On a imaginé une période de surpopulation, durant laquelle l’émigration aurait été une solution à la misère. Mais cette explication simpliste ne tient plus : on voit au contraire aujourd’hui qu’il s’agit d’un moment de fort développement économique et de mutation des formes d’organisation sociale, comme sans doute de la propriété foncière. Alors ?
J’ai plutôt l’impression que l’on comprend mal les processus, en particulier économiques et sociaux, liés à l’impact du commerce méditerranéen sur les sociétés gauloises, que l’on ne peut s’empêcher de voir comme l’expression d’une transition en douceur vers la romanisation. Les Gaulois sont largement dépendants du monde romain en pleine expansion. Je crois que c’est beaucoup plus brutal qu’on ne l’imagine et que beaucoup des traits de la société de la période gauloise « récente » sont des effets, plus ou moins indirects, de cette confrontation inégale d’une économie impérialiste étrangère avec des économies indigènes qui ne sont pas de taille à lui résister : l’introduction de la monnaie évidemment, mais aussi l’essor de l’inégalité sociale, l’explosion de la dette et de la dépendance économique, puis culturelle, vis-à-vis de Rome…
Que sait-on de la religion gauloise ? On ne connaît pas grand-chose des croyances ; alors qu’en revanche nous commençons à être assez bien documentés sur les pratiques. Et puis nous comprenons maintenant qu’il y a une histoire de la religion gauloise : en cinq cents ans, croyances et pratiques, qu’il faut encore une fois imaginer à l’intérieur d’un grand ensemble de civilisation celtique, se sont bien sûr profondément transformées. C’est à partir du iiie siècle av. J.-C. qu’apparaissent des lieux de culte publics, desservis par un véritable personnel religieux. On a du mal à reconnaître des sanctuaires auparavant ; ce qui ne veut pas dire, évidemment, qu’il n’y en avait pas. Cela signifie, en revanche, que l’inscription sociale (et sans doute politique) de ces cultes était manifestement différente : plus familiale peut-être ? A partir du iiie siècle, en revanche, le fonctionnement des cultes gaulois devient comparable, dans ses grandes lignes, à celui des autres civilisations de l’antiquité. Il existait des temples, implantés à l’intérieur de domaines consacrés, où l’on pratiquait des cultes et des sacrifices publics. Les fouilles de Ribemont (Somme) et de Gournay-sur-aronde (Oise) ont ainsi mis au jour de spectaculaires ossuaires, constitués manifestement à partir de corps de combattants pris sur le
« Chacun des 90 peuples a son État, avec un sénat, des assemblées, des magistrats »
champ de bataille, ainsi que d’extraordinaires trophées d’armes sacrifiées : les tranchants des armes sont brisés, les boucliers percés, les fourreaux pliés… Ces pièces, sans doute prises à l’ennemi, étaient exposées en plein air, jusqu’à ce qu’elles tombent en lambeaux. Personne, visiblement, n’a osé y toucher (cf. p. 50).
Pour ce qui est des divinités, en revanche, c’est beaucoup moins clair. César écrit que les Gaulois vénèrent les mêmes dieux que les Romains, comme si la chose allait de soi. Toutes nos représentations des dieux gaulois viennent de l’époque romaine, où ils ont été effectivement assimilés à des dieux romains : Mercure, Mars, Apollon… Auparavant, rien : peut-être les divinités gauloises ne se reconnaissaient pas, justement, dans une forme humaine. Dans ce panthéon romanisé, fait de dieux méconnaissables sous un déguisement romain, on trouve cependant des divinités proprement celtiques : Cernunnos, le dieu à la ramure de cerf, ou Ésus, le dieu bûcheron qui abat la forêt dans laquelle se cachent le taureau magique et ses trois grues posées sur son dos, Tarvos Trigaranus. Son nom est indiqué sur le pilier des Nautes, une colonne érigée sous le règne de Tibère en l’honneur de Jupiter, par les transporteurs fluviaux de la région de Paris, les Parisii. Il y a aussi Teutatès – qui se cache peut-être sous l’apparence de Mercure – et Sucellus, le dieu au marteau, qui pourrait être un passeur des morts dans l’au-delà. Ces dieux existaient-ils avant la conquête romaine ? Certainement. Mais où se cachent-ils donc ? On l’ignore. Quelle langue parlent les Gaulois ? Ignorent-ils vraiment l’écriture ? Qu’ils n’aient pas écrit leur histoire ne veut pas dire qu’ils n’écrivaient pas ! César rapporte que, lorsqu’en 58 avant notre ère les Helvètes décident d’émigrer en masse vers la Saintonge, ils emportent avec eux la liste nominative de quelque 500 000 migrants. Il y a donc des comptes, des inventaires réalisés sans doute sur des supports en matériaux organiques qui ne se sont pas conservés, comme la peau ou le bois… L’écriture est ancienne en Gaule : dès la fin du vie siècle av. J.-C., on a des témoignages d’inscriptions en langue celtique, comme à Montmorot, dans l’est de la France. C’est surtout un alphabet de type lépontique, dérivé de l’écriture étrusque, qui est utilisé et sans doute transmis par les populations celtiques d’italie du Nord, qui en font usage pour leurs propres inscriptions. Par la suite, au iie-ie siècle, on voit se diffuser dans tout le couloir rhodanien et la vallée de la Saône des inscriptions en langue gauloise utilisant l’alphabet grec ou latin. Les Gaulois se servent donc des écritures étrangères à leur disposition pour retranscrire dans leur langue les informations qui doivent être conservées. Après la conquête romaine, les potiers gaulois des ateliers de céramique sigillée du sud et du centre de la Gaule feront de même avec l’alphabet latin, qu’ils écriront de manière cursive.
Si l’on possède si peu d’écrits des Gaulois c’est surtout parce que, dans leur culture, le savoir n’est pas fait pour être accessible à n’importe qui à partir d’un document écrit. Comme dans de nombreuses autres civilisations, les connaissances – surtout si elles touchent à l’ordre du monde – doivent être sues et transmises oralement à l’intérieur d’un cercle restreint d’initiés, ou de « sachants » comme pouvaient l’être les maîtres artisans qui ont produit les oeuvres d’art celtiques. Le savoir ne peut ainsi se transmettre que de manière individuelle et mnémotechnique. Pour le reste – les comptes, les inventaires de biens, qui devaient nécessairement exister – c’est autre chose : si on n’en a aucune trace, c’est parce que ces documents, inscrits sur des supports périssables, ne se sont pas conservés.
A quoi ressemble l’art gaulois ? D’abord, c’est un art qu’on a longtemps vu aux travers des lunettes déformantes du classicisme, en le cantonnant au mieux à un art ornemental. L’art gaulois n’est pas naturaliste ; il ne cherche pas à représenter le monde comme nos yeux le voient, mais comme l’esprit le conçoit. Les créations que les Gaulois nous ont laissées sont en général de petites dimensions et se développent sur des objets utilitaires : des parures et des armes naturellement, mais aussi des éléments de char, ou des pièces de harnachement de cheval. Ce que nous considérons comme de l’artisanat en somme. Mais les figures qu’ils créent sont d’une
complexité extraordinaire, faisant souvent apparaître une variété d’images à l’intérieur même des images. Leur construction fait appel à une virtuosité technique époustouflante et à une maîtrise étonnante des formules de la géométrie du cercle : leur savoir géométrique est équivalent à celui des pythagoriciens, comme sur la phalère (un disque) de Cuperly (Marne), un chefd’oeuvre de l’art gaulois du ive siècle av. J.-C. où s’entremêlent des centaines d’arcs de cercles.
L’art celtique culmine au début du iiie siècle av. J.-C., dans une exubérance baroque, dont témoigne en particulier le « dôme aux dragons » de Roissy (Val-d’oise), découvert en 1999, dans une tombe à char qui pourrait bien être celle d’un druide (cf. p. 44). Puis les créations se déplacent sur les monnaies, nouveaux objets de prestige (cf. p. 52). Mais l’inspiration reste la même : un monde imaginaire peuplé d’êtres fantastiques, de monstres animaux composites, certains à demi humains. C’est une autre perception du monde que celle des civilisations classiques de la Méditerranée, une autre « ontologie » pour reprendre l’expression de l’anthropologue Philippe Descola. Cet univers de chimères, de créatures hybrides, est fait de correspondances et de métamorphoses, plus proche, effectivement, de l’« ontologie analogique » de la Chine ancienne que du cadre naturaliste hérité des civilisations classiques. Mais les Gaulois ne nous en ont pas laissé les clés.
Pourquoi cette civilisation n’est-elle pas enseignée au même titre que les mondes égyptien, grec et romain ? Il est effectivement stupéfiant de constater que, dans nos manuels d’histoire du secondaire, la Gaule ne devient digne d’être enseignée qu’à partir de la conquête romaine, à la fin d’une histoire dont on ne parle jamais, et dont on ne sait même pas s’il faut la verser dans la préhistoire ou bien dans l’histoire antique (cf. Benoît Falaize, p. 53).
Face à la permanence de cette image négative, dépréciative au fond, que nous avons des Gaulois, les pièces extraordinaires exposées au musée de Saint-germain montrent au contraire qu’il s’agit à l’évidence d’une civilisation raffinée, à laquelle ne manquent ni l’art, ni la science, ni la culture. La civilisation gauloise n’est ni inférieure ni supérieure aux autres civilisations classiques de l’antiquité : elle en est juste différente. C’est cela que nous devons retenir, même si pour cela nous devons faire l’effort d’éduquer notre regard, afin d’être en mesure d’apprécier cette différence. Le succès du musée du quai Branly est révélateur de ce changement de regard : nous admirons aujourd’hui comme des oeuvres d’art supérieures ce qui n’était considéré, il y a encore peu, que comme des « curiosités » des peuples « primitifs ».
Il est tout à fait étonnant – et révélateur – que cette démarche nous semble encore si difficile, si peu naturelle, pour nos propres origines « barbares » du passé gaulois. Il nous faut accepter comme nôtre cette proximité lointaine, cette étrange familiarité. Car, bien sûr, ce n’est pas parce que les créations du passé sont très anciennes qu’elles sont simples, ou primitives. Elles sont souvent d’une subtilité inouïe, que nous ne savons pas voir, persuadés que nous sommes d’occuper le sommet de la civilisation et de représenter l’aboutissement de l’histoire. n
« Que les Gaulois n’aient pas écrit leur histoire ne veut pas dire qu’ils n’écrivaient pas ! »