D’où vient l’université allemande ?
La réputation d’excellence de l’université allemande n’est plus à faire. On l’associe souvent à la grande réforme menée par Humboldt à Berlin dans les années 1800. C’est oublier la révolution qui a eu lieu à Göttingen soixante-dix ans auparavant.
La densité du réseau universitaire fait partie des caractéristiques de l’allemagne moderne. Cette institution joue un rôle important dans l’histoire du Saint Empire : que l’on pense à la Réforme, partie de l’université de Wittenberg, ou aux Lumières – Aufklärung – qui se sont répandues deux siècles plus tard à travers les universités de Halle, Iéna, Leipzig et Göttingen.
A la fin du xviiie siècle, l’empire compte une quarantaine d’universités, mais toutes ne sont pas de même envergure. « Parmi les universités allemandes, celle de Göttingen est la plus connue » , écrit en 1789 Friedrich Gedike, conseiller du département public de l’instruction à Berlin, dans un rapport à Frédéric-guillaume II de Prusse. Lorsque, vingt ans plus tard, le projet de fonder une université à Berlin se concrétise sous l’impulsion de Wilhelm von Humboldt, les yeux se tournent naturellement vers Göttingen, « seule susceptible de concurrencer la future institution berlinoise » . Qu’avait donc pour elle cette petite université, si souvent éclipsée par l’image de l’université humboldtienne ?
Quelques mots tout d’abord sur les circonstances qui entourent la naissance de l’université de Göttingen fondée en 1734 (et inaugurée en 1737). En 1692, la principauté de Calenberg – dont la capitale est Hanovre – est érigée en électorat. En 1714, le prince électeur George devient roi d’angleterre sous le nom de George Ier. Cet électorat nouveau acquiert donc en très peu de temps une place particulière dans l’empire, et c’est dans ce contexte que naît l’idée de créer une université, d’autant que tous les autres électorats en disposent.
L’ambition de Münchhausen
La fondation d’une université se justifie aussi par le départ de l’électeur et de sa cour à Londres : il est nécessaire de former des fonctionnaires pour l’administration du territoire.
Mais le but est bien plus ambitieux. Alors qu’il existe déjà 32 universités dans l’empire, il s’agit de concevoir un établissement susceptible de compter d’emblée parmi les meilleurs. Quelques-uns parmi eux sont des concurrents sérieux, en particulier les universités de Leipzig et Iéna, et, surtout, la toute dernière-née et la plus moderne, celle de Halle (créée en 1694), qui a été le lieu d’une réforme importante de l’enseignement sous l’impulsion du juriste Christian Thomasius. Dans ce paysage compétitif, comment la future université hanovrienne peut-elle trouver sa place ?
C’est de cette question qu’hérite à Hanovre le département des affaires en charge de l’université et, en son sein, le baron Gerlach Adolph von Münchhausen, un cousin lointain du
célèbre baron auquel tant d’aventures ont été attribuées. Issu de la haute noblesse, celui-ci a fait ses études de droit à l’université de Halle. La réussite de Göttingen doit beaucoup à la capacité d’adaptation de Münchhausen et à sa faculté inépuisable de trouver des solutions aux obstacles dressés sur le chemin de l’institution. Münchhausen n’est évidemment pas le seul administrateur à s’occuper de l’institution : il s’appuie sur une équipe de conseillers. Cependant, c’est lui qui prend la plupart des décisions et qui se charge des négociations. Sa force, il la tient aussi de sa position à l’intersection des mondes savant et politique, qui lui donne accès à une grande quantité d’informations.
Le premier problème qui se pose au baron est de savoir comment attirer des professeurs et des étudiants à Göttingen. D’autant que la ville est petite, excentrée et n’offre a priori aucun attrait pour un public lettré : en dehors d’un Gymnasium (lycée) réputé, elle ne compte ni librairie, ni bibliothèque. Pour des raisons d’ordre politique et économique cependant, Göttingen était la ville la mieux adaptée de l’électorat pour accueillir une université. Hanovre était exclue, car il était préférable d’éviter d’exposer les membres du gouvernement royal et de l’électorat à l’insolence des étudiants. Mais, revers de la médaille, à Göttingen il fallait tout construire, des bâtiments universitaires aux logements pour les étudiants et les professeurs, en passant par les commerces pour répondre aux besoins de cette nouvelle population.
Une pépinière pour professeurs
Le raisonnement de Münchhausen et du conseil à Hanovre est le suivant : s’ils parviennent d’emblée à recruter des professeurs réputés, alors les étudiants vont suivre. Le choix des professeurs importe surtout dans les disciplines comme le droit et l’histoire, car elles sont privilégiées par les classes les plus aisées et par les étudiants issus de la noblesse. Or ceux-ci payent des frais d’inscription beaucoup plus élevés que les autres : 2 Reichsthalers pour un bourgeois, 8 pour un noble, 12 pour un baron et 16 pour un comte. Ces sommes doivent contribuer au budget de l’université même si son financement a en partie été résolu par une forte participation de l’état. Ajoutons que, dans un système où les revenus des professeurs proviennent à la fois d’un salaire versé par l’université mais surtout des cours privés qu’ils dispensent, il est préférable d’attirer des étudiants riches.
Toutefois, l’université se heurte très tôt à un obstacle majeur : aucun des professeurs sollicités par Münchhausen ne vient à Göttingen, soit qu’ils déclinent la proposition, soit qu’ils ne reçoivent pas l’autorisation de quitter leur université. Le baron doit changer de politique. Progressivement, il abandonne l’idée de faire venir des professeurs déjà en poste pour se tourner vers le recrutement de « jeunes talents » dont il fait le repérage au moyen de son ample réseau de correspondants. L’université leur offre la possibilité de gravir les échelons de la carrière universitaire, à condition qu’ils fassent leurs preuves.
A distance des universités où règne l’endogamie – les professeurs se succédant de père en fils –, Münchhausen parvient à faire de Göttingen « une pépinière, dont il était possible de tirer les professeurs ordinaires pour toutes les facultés » . C’est cette stratégie qui a permis à l’université de pourvoir les quatre facultés de théologie, de droit, de médecine et de philosophie de bons enseignants, de manière ininterrompue et dans la longue durée.
Sur place, l’activité des professeurs est encadrée par un règlement qui les pousse à l’effort. D’abord, Münchhausen commence par réduire leur temps de vacances afin que les enseignements tiennent en un semestre au lieu de s’étaler dans la durée. Cette mesure a déjà été mise en place à Halle, mais seulement en pratique. Ensuite, dès les premiers paragraphes du
privilège royal, qui fixait les cadres de l’université et qui avait valeur de loi, la liberté d’enseigner (Lehrfreiheit) est garantie : « Les monopoles sur le savoir doivent être interdits, mais chaque professeur doit être autorisé à enseigner toutes les disciplines, même celles qui ne relèvent pas du cadre de sa chaire. »
Cette réglementation qui autorise les professeurs à proposer des enseignements sur les sujets de leur choix est révolutionnaire : elle inscrit la concurrence au coeur du dispositif universitaire. D’ordinaire en effet, le sujet des enseignements était fixé par l’université ainsi que les heures auxquelles ils devaient se dérouler. En outre, il n’était pas question pour les professeurs de proposer des enseignements en dehors de leur chaire. Cette permission d’enseigner en toute liberté constitue la marque distinctive de Göttingen. Elle est poussée à son comble dans la faculté de philosophie, où les professeurs ont l’autorisation d’enseigner sur le même objet et à la même heure. Les programmes d’enseignement consignés dans la revue savante de Göttingen – les Göttingische gelehrte Anzeigen, fondées en 1739 – fourmillent d’exemples : au semestre d’été en 1770, les professeurs Gatterer et Schlözer donnaient au même moment un cours sur l’histoire universelle, cependant qu’achenwall enseignait l’histoire européenne. De même, Kästner et Eberhard exposaient en même temps les bases de l’arithmétique et de la géométrie. Cette introduction de la compétition dans les enseignements oblige les professeurs à se démarquer les uns des autres. C’est ainsi qu’il faut comprendre à Göttingen les phénomènes de multiplication des disciplines et de spécialisation scientifique : ils procèdent du même besoin de se distinguer.
Deux autres dispositions ont joué un rôle essentiel dans l’évolution de Göttingen. La première met fin au primat de la faculté de théologie sur les autres. La seconde affranchit le discours scientifique de la doctrine religieuse. Qu’on ne s’y méprenne pas : ces transformations n’autorisent pas pour autant les professeurs à soutenir des propositions hétérodoxes. Les statuts, en effet, interdisent aux citoyens de l’université « de soutenir des opinions impies ou nuisibles à l’état, qui nient l’existence de Dieu » . Mais l’arbitrage en cas d’enfreinte au règlement n’est plus confié aux théologiens : c’est l’état qui fait désormais son entrée en scène comme pouvoir et instance de décision. A cet égard, Göttingen constitue le premier exemple d’université régie par un pouvoir centralisé ancré dans l’état.
L’innovation ne s’est pas arrêtée là. Göttingen a aussi été la première à inscrire la recherche dans son programme. Elle rompt avec la séparation classique entre les activités d’enseignement et de recherche, les premières étant portées par les universités et les secondes par les académies. De cette façon, Göttingen a bien construit le lien entre deux institutions considérées comme inconciliables, voire contradictoires. Elle met ainsi l’université sur la voie de l’association entre enseignement et recherche. De fait, Göttingen est devenue la colonne vertébrale d’une multitude d’instances qui visent au développement des savoirs. Certaines ont été planifiées dès le
L’introduction de la compétition dans les enseignements oblige les professeurs à se démarquer les uns des autres
début, d’autres viennent se rajouter au fur et à mesure.
Ainsi, la fondation d’une bibliothèque a été prévue en même temps que celle de l’université. Outre la richesse de ses collections, cet établissement pratique une politique de prêt libérale : les étudiants et les professeurs sont autorisés à emprunter chez eux les livres. Bientôt, la bibliothèque attire des visiteurs célèbres : Goethe, Lessing, mais aussi Benjamin Constant.
C’est surtout au début des années 1750 que Göttingen se démarque dans l’espace savant allemand et européen par la création d’une académie des sciences. L’idée a été évoquée dans les cercles proches de Münchhausen dès les années 1730, mais elle n’a pas été mise en oeuvre. Le projet refait surface dans les années 1740 et la Société royale des sciences est confiée à la figure la plus renommée de Göttingen, celle du médecin et naturaliste Albrecht von Haller.
Recherche et enseignement
Les membres de l’académie sont choisis parmi les professeurs de l’université. Alors que d’ordinaire les académies élisaient leurs membres parmi des savants réputés, la démarche à Göttingen est inversée. Il s’agit de choisir parmi les membres de l’université des professeurs qui ne se sont pas forcément encore distingués par leurs publications, mais que l’on considère comme susceptibles de faire oeuvre scientifique. Tout un dispositif pour les contraindre à publier des travaux novateurs est mis en place. Mais, Haller le sait, transformer des professeurs en chercheurs n’a rien d’évident. De fait, l’histoire de la Société des sciences de Göttingen n’est pas allée sans difficultés. L’une des raisons est que les professeurs membres de la Société auraient dû être déchargés de leurs enseignements, ce qui n’a pas été possible par manque de financement.
D’autres instituts se sont développés autour de l’université, faisant la part belle à des activités de recherche : en 1738, un théâtre anatomique est créé à la demande de Haller, ainsi qu’un jardin botanique ; en 1751, un observatoire voit le jour sous l’impulsion de l’astronome Tobias Mayer ; en 1752, une maternité et un centre de formation pour les sages-femmes sont fondés ; en 1764, c’est le premier institut d’histoire qui est conçu, sous la responsabilité de Johann Christoph Gatterer. Cette institution, consacrée à la fois à l’enseignement et à la recherche, est considérée comme l’ancêtre du séminaire de recherche, son ambition étant de doter l’histoire de fondements scientifiques à travers le développement des sciences auxiliaires comme la chronologie, la numismatique, l’héraldique, la généalogie, la diplomatique et la géographie. En 1774 ouvre un musée académique qui rassemble des collections d’histoire naturelle et, en 1783, c’est un institut de chimie qui est inauguré. Si ces institutions existaient ailleurs de façon sporadique, c’est la première fois qu’une université en réunit autant autour d’elle.
Göttingen au xviiie siècle est donc une institution qui a fait rupture dans l’histoire universitaire : à côté du nouveau rôle attribué à l’état, elle a introduit la concurrence entre les professeurs afin d’insuffler du dynamisme dans les enseignements. Elle a combiné différentes orientations, comme celles de l’enseignement et de la recherche. Par ailleurs, elle a su associer un enseignement tourné vers la pratique – dans les facultés de droit, de médecine, de théologie – à des séminaires de recherche dans la faculté de philosophie.
Lorsque Humboldt (qui, précisons-le, a fréquenté l’université de Göttingen) est sollicité pour participer à la fondation d’une nouvelle université à Berlin au début des années 1800, la situation n’est pas la même qu’à Göttingen dans les années 1730. Les institutions que Göttingen a patiemment construites autour de l’université existent déjà à Berlin, mais sans ossature commune. Berlin compte en effet une académie des sciences, une académie des arts, un jardin botanique, une bibliothèque, un observatoire, un collège médico-chirurgical et de nombreuses collections. Il s’agit dès lors de relier ces institutions entre elles, l’université en quelque sorte étant le dernier maillon, tandis qu’à Göttingen elle a été la pierre angulaire à partir de laquelle l’ensemble a été construit. Dans une certaine mesure, on pourrait dire que Humboldt a énoncé sous forme de programme ce qui a émergé à Göttingen sous forme de pratique.
Qu’il faille remettre de la continuité entre les universités de Göttingen et de Berlin – voire plus largement entre celles de Halle, Göttingen et Berlin – plutôt que de la rupture ne devrait pas étonner : les universités aussi s’inscrivent dans une histoire longue. Que l’histoire ait choisi le nom de Humboldt comme symbole de la réforme universitaire, plutôt que celui de Münchhausen, associé à un baron loufoque, est une autre histoire. n