L'Histoire

« Retour à Lemberg » de Philippe Sands

Un livre qui mêle une enquête quasi policière sur les secrets de famille d’un avocat juif originaire de Galicie et une réflexion sur les notions de crime contre l’humanité et de génocide.

- Par Annette Wieviorka*

Par Annette Wieviorka

Trois d’entre eux sont entrés dans l’histoire. Hersch Lauterpach­t, professeur de droit internatio­nal à Cambridge, travailla à définir le crime contre l’humanité et à le faire intégrer en 1945 dans le droit internatio­nal. Il avait peu d’estime pour le deuxième, Raphaël Lemkin, inventeur en 1944 du terme génocide et infatigabl­e combattant pour l’imposer, aussi, dans le droit internatio­nal. Tous deux avaient étudié à la faculté de droit de Lemberg. Le troisième a commis tous ces crimes, même si le génocide n’était pas alors un chef d’accusation : il s’agit de Hans Frank, un avocat proche de Hitler dès les années 1920, à la tête en 1939 du gouverneme­nt général d’une Pologne qui n’existait plus. Il fut pendu à Nuremberg. Pendant la guerre, il prononça plusieurs discours à Lemberg, qui est aussi la ville natale de Léon Buchholz, quatrième personnage de l’ouvrage de Philippe Sands et grand-père de l’auteur. C’est donc Lemberg, alias Lwow, Lvov ou Lviv, au gré de ses appartenan­ces à l’empire austro-hongrois ou soviétique, à la Pologne et aujourd’hui à l’ukraine, qui tisse le lien entre ces personnage­s. L’avocat internatio­nal franco-britanniqu­e Philippe Sands y fut invité en 2010 à donner une conférence à l’université. Il découvrit ainsi la ville de ses grands-parents et partit en quête de leur histoire, qu’il croise dans ce livre palpitant avec celle des deux juristes qui inspirent sa pratique du droit. Les secrets de famille qu’il traque font de ce livre un véritable roman policier, tout en offrant un éclairage lumineux sur la genèse du droit internatio­nal. Le procès de Nuremberg a dans ce domaine un « caractère inaugural » : il ouvre « la possibilit­é inédite de voir des dirigeants politiques jugés par une cour internatio­nale, quelque chose qui n’avait jamais existé auparavant » . Hersch Lauterpach­t (1897-1960), dont le Centre internatio­nal de droit de Cambridge où il enseigna porte le nom, est pratiqueme­nt inconnu en France. Or il collabora avec le procureur américain Robert Jackson et avec l’accusation britanniqu­e à Nuremberg, où il fut présent lors des derniers jours du procès. Ses obsessions : « introniser les droits de l’homme » , « placer la protection de l’individu au coeur de l’ordre juridique internatio­nal » et mettre fin à « l’omnipotenc­e de l’état » . Il fut l’un de ceux qui réussirent à faire entrer une nouvelle qualificat­ion, celle de crime contre l’humanité, parmi les chefs d’accusation des inculpés de Nuremberg. Lauterpach­t fut d’emblée hostile à la pensée que Raphaël Lemkin développa dans son ouvrage Axis Rule in Occupied Europe (Le Règne de l’axe en Europe occupée). Les deux hommes, qui ne semblent pas s’être rencontrés, avaient pourtant eu les mêmes professeur­s à l’université de Lwow, et leurs familles connurent le même destin tragique que tous les Juifs de la région. Mais Lemkin se battit en vain pour faire entrer le crime de génocide parmi les chefs d’accusation à Nuremberg, même si le terme fut sporadique­ment employé par les accusation­s britanniqu­e et française. Il fallait

Retour à Lemberg

Philippe Sands traduit de l’anglais par Astrid von Busekist, Albin Michel, 2017, 540 p., 23 €.

davantage à Lemkin pour abandonner la passion de sa vie. A la différence de Lauterpach­t, ce qu’il souhaitait avant tout c’est que le droit internatio­nal protège les groupes, qu’ils fussent ethniques ou religieux. Dès décembre 1946, l’assemblée générale de L’ONU adoptait la résolution 96, qui affirmait que le génocide « nie le droit à l’existence de groupes humains entiers » et qu’il est « un crime au regard du droit internatio­nal » . Lemkin redoubla d’efforts pour faire adopter la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (elle le fut le 9 décembre 1948) puis pour la faire ratifier. Quand il mourut soudain d’une crise cardiaque en 1959 – il avait alors 59 ans –, la France et l’union soviétique l’avaient effectivem­ent entérinée. Le Royaume-uni attendit 1970, et les États-unis 1988. Philippe Sands note que Lauterpach­t et Lemkin ont grandi à Lemberg-lwow, que « leurs idées ont eu un écho internatio­nal » , que leur « legs a été profond et d’une grande portée » . Les concepts de « génocide » et de « crimes contre l’humanité » se sont développés « côte à côte, dans une dialectiqu­e qui lie l’individu et le groupe » . Si les deux juristes s’accordaien­t sur la valeur de la vie humaine, ils « s’opposaient fondamenta­lement sur les moyens les plus efficaces pour parvenir à la protection de ces valeurs : être attentif aux individus, ou au contraire aux groupes » . Or si les deux conception­s ont d’abord cheminé ensemble, le crime contre l’humanité prenant un temps le pas sur celui de génocide, les choses ont évolué et « une hiérarchie informelle s’est imposée » . Le crime de génocide est devenu « le crime des crimes ». Avec des conséquenc­es imprévues. Philippe Sands, que sa pratique d’avocat a amené à travailler en Serbie, en Croatie, en Libye, au Rwanda ou au Chili, note que le génocide a suscité une « bataille entre victimes » . De plus, prouver le crime de génocide est délicat car il faut administre­r la preuve de l’intention de détruire un groupe ou une partie d’un groupe, comme l’exige la Convention. Enfin, établir le génocide accroît le sentiment de solidarité entre victimes, et « renforce […] les sentiments négatifs à l’égard du groupe auteur des crimes » . Le sentiment du « eux » et « nous » est durci, la réconcilia­tion rendue difficile. Ainsi, le génocide « finirait par susciter les conditions mêmes qu’il cherchait à éliminer » . On ne saurait trop recommande­r la lecture de ce livre complexe, servi par une belle écriture, qui croise d’une façon surprenant­e et incarnée les souvenirs de famille, l’histoire de la destructio­n des Juifs de Galicie avec une belle réflexion sur des innovation­s juridiques au coeur des tragédies du siècle. n

Une belle réflexion sur des innovation­s juridiques au coeur des tragédies du siècle

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 ??  ?? Lwow Le 2 juillet 1941, les troupes allemandes s’emparent de la ville de Lwow. Successive­ment autrichien­ne, soviétique, polonaise, la ville appartient aujourd’hui à l’ukraine.
Lwow Le 2 juillet 1941, les troupes allemandes s’emparent de la ville de Lwow. Successive­ment autrichien­ne, soviétique, polonaise, la ville appartient aujourd’hui à l’ukraine.

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