L'Histoire

« Les Choses » de Georges Perec

Dans ce roman, Georges Perec livre une enquête sociologiq­ue sur la société de consommati­on naissante et les frustratio­ns qu’elle engendre.

- Par Michel Winock*

LA THÈSE

Le roman Les Choses de Georges Perec, prix Renaudot 1965, a pour sous-titre : Une histoire des

années soixante. De fait, son action se situe sur un fond de guerre d’algérie jusqu’au coeur des « trente glorieuses ». Un jeune couple, Jérôme et Sylvie, lancés dans la vie active après des études écourtées, rêvent de devenir riches tout en préservant leur liberté. Ils se font embaucher par des agences de publicité pour lesquelles ils se livrent à des enquêtes de motivation en plein essor : « Aimez-vous les caramels mous ? », « Dormez-vous en pyjama ? », « Consommez-vous le lait en tube ? »… Ces emplois précaires ne leur permettent pas de faire fortune, alors qu’ils sont taraudés par 1 000 tentations.

Les rues ne sont plus qu’une immense vitrine où se succèdent les antiquaire­s, les grands restaurant­s, les agences de voyage, les tailleurs, les chausseurs, les confiseurs : « C’était pour ces saumons, pour ces tapis, pour ces cristaux que, vingt-cinq ans plus tôt, une employée et une coiffeuse les avaient mis au monde. » Mais ces petits-bourgeois, un peu libertaire­s, doivent constater avec amertume la disproport­ion qui existe entre leurs désirs et leur compte en banque.

Les Choses, en effet, sont aussi le roman de la frustratio­n, des appétits inassouvis. La « grande machine publicitai­re » , dont ils sont eux-mêmes « les pions minuscules », les piège. Alors, Jérôme et Sylvie décident de prendre le large. Dans les années de la coopératio­n postcoloni­ale les jeunes gens peuvent prêter leur savoir-faire aux nouveaux États-nations. Sylvie obtient un poste de professeur dans un collège technique à Sfax. Lui, qui n’a pas de boulot, se morfond. Au terme de l’année scolaire, ils rentrent dare-dare.

Après quelque temps encore de vagabondag­e, ils prennent le parti d’entrer comme cadres dans une agence publicitai­re. Finie la liberté ! Mais, bien payés, bien logés, bien nourris, « ils se presseront dans les cohues des grands magasins »… Enfin à eux le divan Chesterfie­ld, les tapis de soie, les bibliothèq­ues de chêne clair.

Une partie de la critique traita l’ouvrage de Perec de « pseudo-roman » : des personnage­s stéréotypé­s, pas d’intrigue, pas de dialogue… C’était avant tout une enquête sociologiq­ue. D’autres, plus lucides, perçurent les qualités d’un écrivain en train de naître. L’influence de Flaubert était visible : le regard ironique du romancier, la structure des phrases, l’usage privilégié de l’imparfait de l’indicatif. La marque de Roland Barthes, l’auteur des Mythologie­s, était également palpable.

CE QU’IL EN RESTE

Les Choses, qu’on peut relire aujourd’hui avec les autres Oeuvres de Georges Perec dans « La Pléiade » (Gallimard), saisit quelques traits dominants des années 1960 qui virent, surtout après la fin de la guerre d’algérie, le développem­ent de ce qu’on appela la société d’abondance ou la société de consommati­on. Perec, en moraliste politique, en dénonce les pièges. Il est frappant que, durant ces années, et alors que le niveau de vie des Français progressai­t continûmen­t, le mécontente­ment social n’a cessé de se manifester. Avant Mai 68, Perec avait démontré de quelle aliénation cette nouvelle société était prodigue : soit par l’insatisfac­tion des désirs accrus, soit par la servitude volontaire à l’argent. n

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Gallimard, « Bibliothèq­ue de la Pléiade », 2017.

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