Rollon, chef normand
Difficile de démêler les faits historiques des légendes.
L’abondante production historiographique ou romanesque concernant Rollon amène à se demander comment considérer cette figure devenue mythique du fondateur de la Normandie.
1. Un personnage historique
C’est indéniablement un personnage historique, à condition de rappeler que les sources contemporaines sont fort minces. De manière à peu près indiscutable, Rollon est un chef viking – il viendrait peut-être de l’ouest de la Norvège, mais rappelons que la « nationalité » est une catégorie anachronique. Les autorités franques lui reconnurent un établissement dans la basse vallée de la Seine, officialisé en 911 par le traité de Saint-clair-sur-epte, conclu avec le roi des Francs Charles le Simple. Selon ce traité (on n’est pas sûr qu’il ait été mis par écrit), Rollon reçut un territoire compris entre l’epte et la mer, centré sur Rouen, tout en devenant un fidèle du roi avec le titre de comte de Rouen. Ce n’est que Richard II, son arrière-petit-fils, qui portera le titre de duc de Normandie. L’état des forces politiques du royaume carolingien suggère que cette reconnaissance se fit avec l’accord des plus puissants princes du nord de la Francie, à commencer par le marquis de Neustrie, Robert. En échange, Rollon s’engagea à participer à la protection du royaume, y compris contre d’autres vikings. Il dut également se faire baptiser, ainsi que nombre de ses hommes. A l’évidence, la conversion à laquelle oeuvra l’église de Reims nécessita une pastorale adaptée à des hommes qui n’assimilèrent pas immédiatement les pratiques chrétiennes. Rollon ne fut pas le premier chef viking à s’accorder avec les autorités franques, qui avaient expérimenté ce type de compromis à plusieurs reprises au cours du ixe siècle. Son originalité fut de réussir là où d’autres avaient échoué, sans doute parce qu’il sut s’intégrer habilement dans le jeu des alliances politiques du monde franc. On sait qu’il prit pour compagne une femme issue de l’aristocratie franque, Popa ; son fils Guillaume fut élevé dans la religion chrétienne.
2. Un aventurier
L’idée de diaspora viking a émergé au cours des dix dernières années comme un nouveau paradigme pour lire autrement l’histoire des vikings. Concept phare d’une approche globalisante de l’histoire, elle met en lumière les connexions nées de l’expérience migratoire. Elle suppose aussi que les vikings avaient conscience de partager certains traits culturels, fondés notamment sur la langue et des mythes ou symboles religieux. Les traditions occidentales, et davantage encore norroises, font de Rollon un aventurier qui parcourt une grande partie du monde viking, de la Scandinavie aux îles Britanniques et au continent, voire jusqu’en Russie. L’histoire du chef normand comme figure de la diaspora reste à écrire, pour peu qu’il soit pertinent de la raconter, ce qui reste encore à démontrer.
3. Un fondateur
Rollon et ses premiers descendants sont à l’origine d’une dynastie qui, dans le courant du xe siècle, étendit son pouvoir, fortement inspiré du modèle franc, à la quasi-totalité de la province ecclésiastique de Rouen. Le personnage de Rollon cristallisa un ensemble de récits où des éléments de la mémoire familiale furent réinterprétés selon des schémas et des matériaux historiographiques venus des traditions classiques et chrétiennes (par exemple, les origines troyennes ou l’établissement des Normands voulu par la providence divine). L’un des mythes les plus durables, encore au xviie-xviiie siècle, fut celui du duc législateur dont Rollon pouvait passer pour l’incarnation. Mais on n’a aucune trace de cette action législatrice. Les historiens d’aujourd’hui ont accès à une figure fondatrice, qu’il faut prendre comme un objet d’histoire. n
Pierre Bauduin Professeur à l’université de
Caen-normandie
840, à la faveur de la guerre civile qui déchire le monde franc1.
Peu à peu, les vikings s’enhardissent et leurs bandes hétéroclites s’associent pour former des armées plus nombreuses, bien plus dangereuses pour les pouvoirs en place. C’est le cas en Irlande dès le début des années 850, où la fondation scandinave de Dublin passe sous le contrôle d’un puissant groupe connu sous le nom de Dubgaill (« étrangers noirs » en irlandais). De même, la grande armée de païens (se micel hædhena here) qui s’installe durablement sur les côtes orientales de l’angleterre à la fin de l’année 865 : pendant quinze ans, les groupes qui la composent, renforcés au fil du temps par d’autres bandes venues de Scandinavie, de Frise ou d’irlande, parcourent les royaumes anglosaxons et provoquent ou précipitent la destruction de trois d’entre eux (l’estAnglie, la Mercie et la Northumbrie).
Seul le royaume de Wessex, avec à sa tête le roi Alfred le Grand (871-899), parvient à survivre à la tourmente : à la suite de sa victoire de 878, Alfred persuade le roi viking Guthrum de recevoir le baptême et de se retirer en Est-anglie. Le danger n’était pas écarté pour autant et, pendant encore un siècle et demi, la menace viking plana sur les souverains des îles Britanniques et du continent.
C’est ainsi qu’au viiie-ixe siècle des chefs vikings ont fondé des principautés et ont étendu leur domination sur de vastes régions. Le cas le plus connu est celui de la Normandie, qui tire son nom des hommes du Nord (Normanni) et où, en 911, un chef de bande du nom de Rollon parvient à conclure un accord avec le roi des Francs Charles le Simple et le marquis Robert de Neustrie, qui acceptent de reconnaître son intégration à l’aristocratie franque et de lui céder des terres (cf. cicontre). Rollon et ses deux premiers successeurs, les ducs Guillaume Longue-épée (927-942) et Richard Ier (942-996), ont su capitaliser sur cet héritage et constituer la principauté normande, qui a gardé une certaine indépendance jusqu’à sa soumission par Philippe Auguste en 1204.
Mais il ne s’agit pas là d’un cas isolé. Du Groenland jusqu’à l’ukraine, et de l’irlande jusqu’à Novgorod, beaucoup d’autres « Normandies » ont été fondées par des chefs qui ont tenté de se tailler des territoires en s’accordant plus ou moins avec les pouvoirs locaux (cf. carte, p. 36). Certaines de ces tentatives furent des échecs. C’est le cas de la Frise, où un roi viking nommé Roric s’installe aux alentours de 840 avec le soutien de l’empereur Lothaire Ier : malgré une implantation dans une région proche de la Scandinavie, où les Danois étaient présents depuis au moins deux décennies, il ne parvient pas à faire souche. Il en est de même en Bretagne, où les tentatives de conquête au début du xe siècle ne débouchent pas sur une présence durable. Quelques principautés vikings ont une durée d’existence qui ne dépasse pas le demi-siècle : en d’autres termes, la génération qui suit celle des conquérants ne parvient pas à maintenir son autorité sur les régions conquises. Les Cinq Bourgs de la Mercie orientale sont ainsi dominés par des pouvoirs d’origine viking issus de la « grande armée » entre les années 870 et les années 910 ; mais, dès le début du xe siècle, le roi Édouard l’ancien de Wessex (899-924) et sa soeur Æthelflæd de Mercie (911-918) parviennent à reconquérir les Midlands de l’est, jetant ainsi les bases du futur royaume d’angleterre. Un peu plus durable est le royaume d’york, fondé en 876 sur les ruines de l’ancien royaume anglo-saxon de Northumbrie. Mais il est soumis en 927 par le roi ouest-saxon Æthelstan (924-939) – ce qui n’empêche pas le maintien d’une très forte spécificité northumbrienne dans le nouveau royaume anglais jusqu’en plein xie siècle.
Les vikings s’enhardissent et leurs bandes hétéroclites s’associent pour former des armées plus dangereuses
De fait, les régions orientales de l’angleterre (Northumbrie, Est-anglie…), bien qu’intégrées au royaume, sont connues sous le nom de Danelaw et sont régies par des coutumes et des lois qui leur sont propres, en partie d’origine scandinave : les rois des Anglais leur reconnaissent des identités légales distinctes, et c’est même sur cette différence que repose le compromis politique entre la monarchie anglaise et les élites locales, qui se présentent comme « danoises » et qui se réclament volontiers de l’héritage de la grande armée.
Mais il est arrivé que des vikings fondent, en dehors de la Normandie, des États aussi solides que celui des descendants de Rollon. Le royaume de Dublin, probablement créé aux alentours de 850 par un certain Amlaib (forme irlandaise du nom norrois Olaf), chef des Dubgaill, reste indépendant jusqu’au milieu du xie siècle, et continue d’exister sous la suzeraineté des rois de Leinster jusqu’à la conquête anglo-normande de 1171. Plus durable encore est le destin des deux principautés du nord des îles Britanniques : le royaume des Hébrides et de Man (v. 850 ?-1266) et la principauté des jarls des Orcades (v. 890-1470), qui passa au xiiie siècle sous la suzeraineté des rois de Norvège et qui ne fut rattachée à l’écosse qu’à la fin du xve siècle (cf. carte, p 36).
Mais la plus spectaculaire et la plus durable des fondations normandes s’est implantée à l’est et au sud de la Baltique, dans l’europe orientale où leur présence est attestée dès le début du viiie siècle. Wolin (en Pologne actuelle) pourrait avoir été une importante base au tournant du xie siècle. Staraïa Ladoga, Pskov, Novgorod, et plus au sud Kiev ou Tchernigov, sont autant de points d’appui de pouvoirs rus’, c’est-à-dire d’origine viking. Ces multiples entités rus’ sont unifiées à partir du début du xe siècle par le prince de Kiev Igor (v. 912945) et ses successeurs : leur emprise est consolidée lorsque son petit-fils Vladimir (980-1015) adopte le christianisme byzantin en 988. Comme pour Rollon, c’est bien la conversion et l’intégration aux principaux réseaux de pouvoir qui permettent à la principauté de durer. La dynastie, qui se réclame d’un ancêtre scandinave plus ou moins légendaire nommé Riourik, fournit pendant plusieurs siècles des grands-princes de Kiev et de nombreuses autres villes : c’est autour de l’une de ces principautés, celle de Moscou, que l’unité de la Russie s’est faite à partir du xve siècle.
Les dynamiques de la diaspora
Ainsi, c’est une véritable diaspora viking qui s’est mise en place à travers toute l’europe septentrionale à partir de la grande expansion du ixe siècle. Constituée de groupes assez différents, qui se sont assez bien adaptés aux environnements culturels, politiques et religieux de leurs régions d’implantation, elle n’en garde pas moins une certaine unité grâce à la circulation d’hommes, d’idées et de modes. La carrière d’olaf Tryggvason, important chef viking de la seconde moitié du xe siècle, s’étend ainsi à travers toute la diaspora. Né dans une grande famille norvégienne liée aux jarls des Orcades, il passe toute une partie de sa vie en Orient, auprès de divers princes, dont Vladimir de Kiev. Revenu en Occident, il opère dans les îles Britanniques où il est successivement l’ennemi et l’allié du roi anglais Æthelred II. Converti au christianisme en Grèce ou en Angleterre (les sources ne s’accordent pas sur ce point), il revient enfin en Norvège en 995, et s’impose rapidement face à d’autres potentats. Les sagas islandaises écrites au xiiie et au xive siècle lui attribuent (avec beaucoup d’exagération) un rôle pionnier et déterminant dans la conversion de la Norvège : elles le montrent parcourant le pays pour construire des églises, réprimer les chefs païens et contraindre les paysans à se faire baptiser. Il est finalement vaincu
en l’an 1000 par son concurrent norvégien, le jarl païen Erik Hakonarsson de Lade, allié au roi chrétien des Danois, Sven à la Barbe fourchue.
Les souverains des différentes entités politiques de la diaspora viking ont été amenés à faire des choix religieux variés. Autour de l’an 1000, Vladimir, le grand-prince de Kiev, choisit le christianisme de rite byzantin ; Richard II, le duc de Normandie (996-1026), est un chrétien latin, tout comme Sigtryggr à la Barbe soyeuse, le roi de Dublin (995-1036) ; Erik de Lade est resté païen et favorise en particulier le culte du dieu Thor. Cela ne les empêche pas de partager des pratiques culturelles ou des modes d’expression artistiques comme les drápur (longs poèmes d’éloge) composés aussi bien en l’honneur de chefs païens comme Erik de Lade, de vikings chrétiens comme Olaf ou de rois chrétiens comme Æthelred II d’angleterre (978-1016).
Globalement, néanmoins, le christianisme est un de ces traits culturels qui se diffusent à travers la diaspora. Les vikings et leurs descendants, implantés dans des régions d’orient et d’occident où le christianisme était un moyen de s’intégrer, ont très vite adopté cette religion : au xie siècle, dernier temps des opérations vikings, on peut même dire que la quasi-totalité des souverains de la diaspora viking sont devenus chrétiens. Ils se sont convertis avant leurs homologues restés en Scandinavie, où les cultes traditionnels étaient plus à même d’assurer le consensus social. L’adoption massive du christianisme par les populations n’y a véritablement commencé qu’au milieu du xe siècle, avec la conversion du roi du Danemark Harald à la Dent bleue, et n’est achevée qu’au xiie siècle. En d’autres termes, les paisibles cultivateurs de l’uppland suédois sont devenus chrétiens bien plus tard que les pirates sanguinaires !
Le même décalage se retrouve dans les cultures politiques. Jusqu’au milieu du xe siècle, la Scandinavie est restée divisée, et les pouvoirs sont instables : les principautés de la diaspora sont donc les premières fondations de type étatique que les vikings ont connues. Ce n’est que dans un second temps que le Danemark (xe-début du xie siècle), la Norvège (xie siècle) et la Suède (fin du xie-xiie siècle) ont adopté les usages politiques propres aux régions plus méridionales, où dominent depuis plusieurs siècles des monarchies stables et dynastiques, en lien étroit avec l’église, appuyées sur une administration en partie cléricale et dotées de récits d’origine et d’histoires écrites. Mais, encore au xiie siècle, dans plusieurs régions reculées comme le Jämtland, dans les montagnes qui séparent la Norvège de la Suède, les pratiques institutionnelles antérieures à l’établissement des royautés perdurent. Ce système politico-social subsiste aussi dans les seules régions d’implantation scandinave où les vikings n’ont pas été amenés à composer avec les populations locales et leurs élites : dans les îles Féroé, en Islande et au Groenland, la diaspora viking a conservé une forme d’organisation proche de celle qui prévalait en Scandinavie avant l’expansion outre-mer – ou, plus exactement, les institutions y ont évolué dans une moindre interaction avec les modèles politiques méridionaux.
C’est ainsi qu’autour de 1200 en Islande le pouvoir n’est pas exercé par des rois, mais par des « hommes forts », qui s’appuient sur leur assise sociale pour dominer l’assemblée des hommes libres et pour placer leurs parents et leurs clients à la tête des grands établissements religieux : soit le genre d’individus qui, quatre siècles plus tôt, avaient été les premiers chefs vikings.
Le phénomène viking prend fin dans les dernières décennies du xie siècle parce que, en Scandinavie comme ailleurs, de nouvelles monarchies ont su capter les ressources et les énergies à leur profit. Surtout, les rois des Danois, les ducs des Normands ou les grands-princes de Kiev ont su stabiliser leur pouvoir en développant des pratiques administratives comparables à celles de l’europe du Sud. De tels souverains ne peuvent tolérer la piraterie (du moins quand ils n’en tirent pas profit), ni l’indépendance des chefs locaux. Les impôts et autres redevances remplacent alors les butins et les tributs comme principaux revenus des princes scandinaves, et l’église leur fournit des administrateurs et une idéologie qui les intègre pleinement à l’europe. n
Le phénomène viking prend fin parce que de nouvelles monarchies vont capter les ressources et les énergies à leur profit