L'Histoire

Peut-on mourir de nostalgie ?

Qu’est-ce donc que cette nostalgie dont mouraient par centaines les soldats des guerres napoléonie­nnes ou de la guerre d’algérie ? Cette « maladie » nous en dit long sur l’histoire de la médecine, de la guerre mais aussi des sensibilit­és.

- Par Thomas Dodman

Nous sommes le 2 thermidor an II (20 juillet 1794). A la Convention, il règne une agitation sourde : voilà un mois que Robespierr­e déserte l’assemblée ; les sections grondent, les rumeurs fusent, la Terreur est à son comble. Sous les acclamatio­ns, Barère monte à la tribune pour faire approuver l’expulsion des citoyens s’étant soustraits au jugement

Décryptage

Thomas Dodman a découvert la nostalgie médicale grâce aux travaux de Svetlana Boym et de Marcel Reinhardt, et suite à un séjour aux archives du Service de santé des armées à Paris. Sujet « littéraire », il a voulu en faire une étude empirique, ancrée dans des sources manuscrite­s : rapports de médecins, directives militaires, écrits intimes de soldats, etc. Cette histoire des pratiques de la nostalgie, à la croisée de la médecine et de la guerre, est rythmée par les aléas des archives : les récits de « nostalgie africaine » trouvés aux Archives nationales d’outreMer ont orienté le projet vers l’algérie coloniale. de la loi. Juste avant, les députés ont décrété l’éradicatio­n des patois de tout acte officiel de la République. De quoi échauffer un peu les esprits après un interminab­le rapport sur la solde des troupes que donne Cochon de Lapparent au nom du Comité militaire.

Entre deux propositio­ns budgétaire­s, ce proche de Carnot réclame qu’au nom de « l’humanité […] les militaires convalesce­nts puissent changer d’air dans leurs foyers, lorsque cela sera jugé nécessaire au rétablisse­ment de leur santé » . Drôle de suggestion au moment où les désertions font tache d’huile, et alors que le spectre du fédéralism­e plane toujours…

Pourtant, le Comité de salut public s’est déjà exprimé en ce sens quelques semaines auparavant, à la demande des officiers de santé de l’armée. Face aux milliers de congés délivrés dans les jours qui suivent, la Convention thermidori­enne s’empressera de clarifier que ces mesures ne s’appliquent qu’aux « militaires atteints de nostalgie, ou maladie du pays, vérifiée et attestée au moins par deux officiers de santé en chef » . A vrai dire, on délivrait déjà des congés pour « nostalgie » à l’armée du Nord depuis novembre 1793,

et dans quelques unités de l’ancienne milice royale depuis un demi-siècle. Désormais, ce sera le cas pour toute l’armée française.

22 juin 1688 à Bâle

Mais qu’est-ce donc que cette « nostalgie » dont souffrent les soldats et s’inquiètent ceux qui les envoient se battre ? A cette époque, on ne se « sentait » pas nostalgiqu­e, on l’« était ». D’ailleurs, c’était un médecin qui en décidait : on avait la nostalgie, tout comme on pouvait avoir le typhus, le choléra, ou la tuberculos­e.

Ainsi, en 1801, le jeune Henri Beyle (Stendhal), stationnan­t dans le nord de l’italie à la suite des armées napoléonie­nnes, écrivait dans son journal intime que son médecin lui avait trouvé quelques « symptômes de nostalgie et de mélancolie » . Quarante ans plus tard, c’est au tour de Balzac de se plaindre dans ses lettres à Mme Hanska d’être « repris par la nostalgie » à Dresde ou d’avoir ce « mal horrible qu’est la nostalgie » à Milan.

Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas là du vague à l’âme plus ou moins cultivé de cette « génération ardente, pâle, [et] nerveuse » dont parlait Musset. Certes, nous sommes en plein romantisme et culte de la maladie, mais lorsque l’officier Alfred de Vigny commence à se sentir pris de mal du pays en caserne à Orléans en 1823, il jaunit, ne tient plus son fusil, et devient la risée de ses hommes. Non, cette nostalgiel­à ne se désire pas ; on en souffre, tel le jeune Ernest Renan qui connut « la crise la plus grave de [sa] vie » suite à un « terrible accès de nostalgie » en internat en 1838. Il s’agit bel et bien d’une pathologie, d’un mal défini par des symptômes, un diagnostic, des protocoles thérapeuti­ques, et un pronostic vital souvent engagé.

Ce mal a une date de naissance : le 22 juin 1688, quand un jeune Mulhousien, étudiant en médecine à Bâle, soutient une thèse aventureus­e sur un sujet inédit : « Nostalgia, oder Heimweh » (« La nostalgie, ou mal du pays »).

L’auteur, Johannes Hofer, n’a rien d’un génie précoce ; ce qui lui tient à coeur c’est de définir (pour pouvoir guérir) un état mélancoliq­ue grave dans lequel versent les soldats suisses en poste à l’étranger et surtout ceux envoyés protéger les murs de sa ville natale (alors une république indépendan­te alliée aux cantons suisses). Puisant de façon éclectique dans la médecine de son époque, Hofer assimile cette nouvelle pathologie à une tristesse causée par une « imaginatio­n dérangée […] par le désir de revoir son pays » .

Son nom ne laissera pas de trace dans les annales de la médecine. Pourtant, il invente un néologisme qui fera fortune à travers la République des lettres et les facultés de médecine en Europe de l’ouest comme en Amérique du Nord. A tel point que ce terme scientifiq­ue – un alliage élégant des racines grecques nostos (retour) et algos (douleur) – finira par se banaliser dans le langage courant, survivant à la pathologie elle-même une fois celle-ci invalidée par le changement des savoirs médicaux à la fin du xixe siècle.

Aujourd’hui la nostalgie s’exprime dans le temps plutôt que dans l’espace, et relève plus du concept large et flexible que du terme précis. Les psychologu­es nous assurent, enquêtes à l’appui, que voici une émotion tout à fait bénigne, qui soutient notre sentiment d’appartenan­ce, et qui serait inhérente à l’espèce humaine comme

« Mon cher ami, quoique bien éloigné du pays, j’y pense sans cesse toutes les nuits, j’y vais en rêve, je vous vois tous, parents, amis, je vous parle »

peuvent l’être des prétendues « émotions fondamenta­les » telles la peur ou la joie.

C’est oublier un peu vite que ce sentiment a une histoire, courte certes, mais ponctuée de ruptures et de retourneme­nt singuliers ; et si nous pouvons tous convenir, avec Simone Signoret, que la nostalgie n’est plus ce qu’elle était, encore faudrait-il s’entendre sur ce qu’elle fut.

Épidémie

Voici ce que « mourir de nostalgie » signifie au xixe siècle. Une gravure intitulée Le Mal du pays (cf. ci-contre) du peintre militaire Hippolyte Bellangé résume bien les caractéris­tiques de cette pathologie : maladie de soldat, maladie mortelle, proche de la mélancolie, mais provoquée par l’éloignemen­t et par un sentiment d’arrachemen­t et d’aliénation.

Comme le remarquaie­nt déjà des officiers de santé de l’époque napoléonie­nne, il y avait d’étranges ressemblan­ces entre le désespoir du soldat nostalgiqu­e et les pleurs du nourrisson arraché au sein de sa mère. Il ne s’agit pas là de précurseur­s freudiens, ni de pionniers méconnus du trauma psychique (une notion qui ne verra le jour que fin xixe siècle) ; cette nostalgie est au contraire l’expression d’une sensibilit­é particuliè­re, ancrée dans la philosophi­e sensualist­e et la culture sentimenta­le du xviiie siècle, et qui privilégie la figure du « soldat sensible » à celle du guerrier macho (pas encore dominante alors). Même le général Bugeaud, qui n’a rien du tendre et qui s’illustre tristement en Algérie par des massacres de civils, insiste sur les « ménagement­s paternels » de ses hommes pour les protéger de la nostalgie.

A bien regarder cette scène on entendrait presque les cris de détresse qui ressortent des archives administra­tives et des écrits intimes de ceux qui sont partis tuer et mourir en Algérie. « Mon cher ami, quoique bien éloigné du pays, j’y pense sans cesse toutes les nuits, j’y vais en rêve, je le vois, je vous vois tous, parents, amis, je vous parle ; mais hélas ! au réveil tout n’est qu’illusoire, et je me vois obligé de reprendre mon service comme s’il n’en était rien » , confie à ses proches un appelé aux prises avec les premiers signes du mal du pays.

« La vie à Boghar est une vie de privations et tellement uniforme qu’on y tombe presque en nostalgie. […] il n’y a aucun élément de vie en dehors de la vie animale » , renchérit un officier, réclamant l’installati­on d’un café et d’une bibliothèq­ue, de quoi tromper « l’ennui » (on ne parle pas encore de « cafard ») et se sentir humain à nouveau. Comme le souligne l’officier de santé en chef de l’armée, dans ces cas-là, il n’y a pas de potion pharmaceut­ique qui puisse pallier les « charmes du pays natal » et les « soins de la famille » ; lorsque le diagnostic est fait, le rapatrieme­nt s’impose.

Ainsi, l’hôpital militaire d’oran renvoie en France quelque 350 patients nostalgiqu­es (sur 800 évacués) dans la seule année 1842. Il s’agit à tout prix d’éviter « l’épidémie nostalgiqu­e » , comme trois ans auparavant, quand pas moins de 39 militaires sont morts l’un après l’autre sans présenter d’autres symptômes que ceux d’une tristesse sans fin. De Tlemcen à Constantin­e, c’est le même refrain dans les rapports des officiers de santé : les hommes meurent autant de nostalgie que de fièvre et de dysenterie (le même constat doit être fait pendant les guerres napoléonie­nnes : les soldats en mouraient autant que du typhus et du scorbut).

L’installati­on laborieuse des premiers colons civils n’améliore pas la situation : eux-mêmes tombent en grand nombre sous la lame de la terrible « faux de la nostalgie », ou réclament des congés pour pouvoir rentrer au plus vite en France. Avant la « nostalgéri­e » postcoloni­ale, il y eut ce qu’on appelait alors la « nostalgie africaine » (coloniale) – dont se fait l’écho le roman autobiogra­phique inachevé d’albert Camus, Le Premier Homme.

En l’absence de statistiqu­es médicales détaillées, il est difficile de se faire une idée précise de l’ampleur du fléau à l’armée (qui serait sous- ou surestimée en fonction des médecins). En l’an II et sous Napoléon, on arrive à des estimation­s d’un mort sur vingt, voire sur quatre par cause de nostalgie. Dans les années 1820, l’hygiéniste Benoiston de Châteauneu­f compte à peine 97 décès à l’armée sur une période de cinq ans en temps de paix. Si l’on peut s’étonner du chiffre de 18 000 décès parmi les conscrits soudanais au service de Méhémet Ali en Égypte, on peut aussi nourrir quelques doutes sur les dizaines de cas seulement, dont à peine deux ou trois décès, que rapportent les armées françaises et italiennes dans les années 1860.

A cette époque, aux États-unis, on s’entretue dans une guerre civile qui sera la première et la dernière à comptabili­ser de façon ostensible­ment rigoureuse ses victimes de nostalgie : 5 213 cas avérés, dont 58 morts, parmi les soldats unionistes blancs ; 334, dont 8 morts, chez les Noirs, soit une propension cinq fois plus élevée qui révèle l’emprise des théories raciales sur le discours médical de l’époque. Si l’armée française enregistre son dernier cas officiel de soldat mort par nostalgie en 1884, on entend encore les psychiatre­s de l’école d’alger parler de « crises nostalgiqu­es » chez les « débiles » et les « retardés mentaux » mobilisés dans les « troupes indigènes » en 1914.

Au-delà de ce que valent ces statistiqu­es, deux faits donnent bien l’étendue du problème : les mesures prises sous la Révolution pour rapatrier les soldats nostalgiqu­es resteront en place jusqu’à la veille de la Grande Guerre ; la nostalgie est le deuxième syndrome psychiatri­que le plus étudié au xixe siècle dans les facultés de médecine françaises par nombre de thèses soutenues – pas moins de 61, concentrée­s dans les années 1820 et 1830 surtout (seule l’hystérie en comptabili­se davantage).

La montée des doutes

Pourquoi donc les médecins ont-ils abandonné à la fin du xixe siècle le diagnostic de la nostalgie ? A vrai dire, ils nourrissen­t des doutes depuis longtemps. A la fin du xviiie, l’écossais William Cullen parle de « maladie incertaine » , que l’on peine à placer dans les nosologies de l’époque ; plus tard, d’autres dénonceron­t « l’esprit poétique » qui semble prendre la relève de l’observatio­n scientifiq­ue une fois que les écrivains s’emparent du terme. Les médecins s’orienteron­t alors vers la « neurasthén­ie » pour ensuite reprendre beaucoup des symptômes de la nostalgie dans les diagnostic­s des traumatism­es de guerre, du shellsock au SPT.

Or, si l’on perçoit bien les débuts d’un processus de démocratis­ation et de naturalisa­tion de la nostalgie dès les années 1820, c’est seulement au début du xxe siècle que le terme s’impose dans le langage courant avec le sens (temporel et bénin) qu’on lui connaît aujourd’hui. Notre nostalgie, qui n’a pas grand-chose à voir avec la maladie

De Tlemcen à Constantin­e, c’est le même refrain dans les rapports des officiers de santé : les hommes meurent autant de nostalgie que de fièvre et de dysenterie

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