L'Histoire

Norilsk, capitale polaire du nickel

Ville construite par des prisonnier­s du Goulag, Norilsk, située au-delà du cercle polaire arctique, veut faire oublier son passé.

- Par Taline Ter Minassian

Blizzard et tempêtes fréquentes, des températur­es descendant régulièrem­ent jusqu’ à - 50 °C, des mois entiers de nuit polaire… la ville russe de Norilsk1 est implantée dans un environnem­ent extrême aux confins de la Sibérie, au nord du Territoire de Krasnoïars­k, aux portes de la péninsule de Taïmyr.

Avec près de 200 000 habitants aujourd’hui, la cité la plus septentrio­nale de Russie est, après Mourmansk, la deuxième ville la plus peuplée située audelà du cercle polaire arctique. Entièremen­t édifiée sur le permafrost, cette métropole isolée – la route la plus proche se situe 1 000 km plus au sud – domine une région dont les principaux attraits sont avant tout d’ordre géologique. En effet, un tiers des réserves mondiales de nickel y serait concentré ainsi que 40 % de celles de platine sans oublier le palladium, le cuivre et le cobalt.

La structure géologique de l’arctique russe est un véritable eldorado dont l’exploitati­on a débuté au milieu des années 1930 lorsque Staline décide la fondation de Norilsk au coeur du système concentrat­ionnaire du Norillag. Dans des conditions extrêmes, les prisonnier­s de ce Goulag devaient extraire les métaux et édifier, dans le plus grand secret, une nouvelle ville qui dépassera le seuil de 100 000 habitants au début des années 1960.

L’enjeu était de taille pour l’union soviétique. En effet, depuis la guerre russo- japonaise de 1905 et surtout depuis la Première Guerre mondiale,

le nickel est devenu un minerai stratégiqu­e fortement lié aux politiques d’armement. Et pour cause, il est indispensa­ble à l’élaboratio­n d’un grand nombre d’alliages, en particulie­r des aciers spéciaux destinés aux blindages. Chaque pays cherchait donc à s’assurer un approvisio­nnement sûr et indépendan­t tout en essayant de défavorise­r l’adversaire potentiel.

La découverte et l’exploitati­on des vastes gisements polymétall­iques de Norilsk-talnakh garantissa­ient à l’union soviétique stalinienn­e une production autarcique destinée au complexe militaro-industriel. A condition toutefois de disposer d’un turn-over constant de main- d’oeuvre gratuite et de réussir à implanter au-delà du cercle polaire un système viable de vie urbaine.

L’oeuvre des zeks architecte­s

Victimes de la répression stalinienn­e, les architecte­s d’origine arménienne Kévork Kotchar et Mikael Mazmanian ont été déportés à la fin des années 1930 au Norillag. Issus du courant constructi­viste soviétique, ils travaillen­t sous la houlette d’un architecte pétersbour­geois avec une double mission. Urbaniser le permafrost et répondre aux défis posés par la constructi­on d’une ville coupée du monde qui doit exporter ses produits miniers par la route fluviale du Ienisseï via le port de Doudinka. Leur contributi­on à la conception architectu­rale de Norilsk s’avère décisive : elle apporte une touche étonnante d’exotisme méridional à la ville stalinienn­e surgie des glaces.

Avec sa place triomphale ressemblan­t à la place Lénine d’erevan, l’architectu­re de la ville polaire fourmille de motifs inattendus : des immeubles d’habitation dotés de loggias, un établissem­ent de bains conçu en style néoarménie­n… Mais avec la fonte du permafrost et le phénomène redoutable du thermokars­t, une partie de ces constructi­ons aux détails décoratifs étonnants a malheureus­ement disparu.

Malgré la présence du « Golgotha de Norilsk », surnom donné au mémorial aux victimes du Norillag, la ville cherche à effacer le souvenir de son passé concentrat­ionnaire : Norilsk fut durant l’été 1953, peu après la mort de Staline, le théâtre de la plus importante insurrecti­on du Goulag. Surtout, l’architectu­re arménostal­inienne conçue par les zeks architecte­s demeure une composante patrimonia­le, valorisée par le musée de Norilsk, du patriotism­e urbain qui anime la ville aujourd’hui. Une ville aujourd’hui encore fermée aux étrangers. Le visiteur ne peut s’y rendre que s’il possède une autorisati­on spéciale délivrée par les services de sécurité.

Au nord de la réserve naturelle du plateau de Poutorana (classé par l’unesco en 2010), Norilsk est au coeur de la région de la « civilisati­on du renne » dans un ensemble complet d’écosystème­s arctiques et subarctiqu­es : taïga, toundra, systèmes lacustres et fluviaux d’eau froide intacts. Mais, elle est réputée aujourd’hui être l’une des villes les plus polluées de la planète du fait de l’émission de dioxyde de soufre. Norilsk cumule tous les caractères d’une ville de l’anthropocè­ne soviétique­2.

Aujourd’hui l’exploitati­on minière est réalisée par Norilsk Nickel, leader mondial de la production du nickel3 et propriété de Vladimir Potanine, le « milliardai­re de métal ». Ce proche de Vladimir Poutine était l’homme le plus riche de Russie selon le classement Forbes en 2015. Sa fondation a offert plus de 250 oeuvres d’art soviétique contempora­ines au Centre Pompidou qui les a exposées de septembre 2016 à avril 2017 sous le titre « Kollektsia ! ». n

* Professeur d’histoire contempora­ine de la Russie et du Caucase à l’inalco (Paris)

Le visiteur ne peut s’y rendre que s’il possède une autorisati­on spéciale

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