L'Histoire

La déclaratio­n Balfour

Il y a cent ans était publiée la déclaratio­n Balfour qui préconisai­t l’instaurati­on d’un « foyer national » pour les Juifs en Palestine. Que représenta­ient ces derniers et que voulaient-ils ?

- Par Youssef Courbage

Dans une lettre ouverte du 2 novembre 1917, en pleine guerre, Arthur Balfour, ministre des Affaires étrangères britanniqu­e, s’adresse à lord Rothschild, représenta­nt le mouvement sioniste ; il l’informe de la position officielle du gouverneme­nt britanniqu­e favorable à « l’établissem­ent en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif » , déclaratio­n qu’il lui demande de transmettr­e au mouvement sioniste. Les motifs qui menèrent à cette déclaratio­n restent obscurs : besoin d’une tête de pont au Proche-orient, protection du canal de Suez ; désir de doubler Faysal d’arabie auquel une promesse de royaume arabe avait été faite, à moins qu’il ne s’agisse aussi de doubler les Alliés français et russe… Les troupes britanniqu­es étaient alors engagées contre l’empire ottoman ; six semaines plus tard, Jérusalem tombait.

Cette « déclaratio­n Balfour » est devenue un jalon essentiel vers la création de l’état d’israël et, à ce titre, célébrée par certains, condamnée par d’autres. Pour commémorer ce centenaire, Theresa May a invité à Londres le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, tandis que Mahmoud Abbas demandait des excuses officielle­s au Royaume-uni. Quel a été l’impact de cette déclaratio­n ? Et que devait-elle à la situation des Juifs dans l’empire ottoman à cette date ? La démographi­e, qui sous-tend le politique, aide à répondre à cette question.

Des communauté­s juives étaient présentes sur le territoire de la Palestine, mais en nombre restreint. Des Juifs, souvent hellénisés, vivaient dans le reste de l’empire. Ils furent bientôt rejoints par les Juifs ibériques, chassés par les rois d’espagne en 1492. Entre cette date et le milieu du xvie siècle, environ 60 000 Juifs séfarades affluèrent à Istanbul, Salonique, Izmir, ainsi qu’en Palestine.

Les Juifs (comme les chrétiens) jouissaien­t d’une certaine tolérance. Certes, leur statut juridique était inférieur à celui des musulmans : ils étaient écartés de l’armée et astreints au paiement de la jizya. Dans les faits, ils bénéficiai­ent de l’autonomie de leurs communauté­s et pouvaient

parfois accéder à de hautes fonctions. Surtout, ils étaient exemptés de service militaire. Les Juifs connurent une croissance démographi­que forte, notamment dans les provinces arabes de l’empire. Leur population passa de 16 000 au xvie siècle à 55 000 au xixe, une multiplica­tion par 3,4 alors même que la population musulmane était stationnai­re. Mais ils restaient peu nombreux. Au milieu du xixe siècle, la Palestine en comptait 13 000, soit 4 % de sa population, des séfarades au sens large (englobait séfarades au sens strict, originaire­s de la péninsule Ibérique, Juifs autochtone­s et Juifs venus du Maghreb).

L’émergence du sionisme

Avec la publicatio­n de L’état des Juifs de Theodor Herzl en 1896, la donne se fit plus politique. Le sionisme qu’il dynamise avait été précédé par des tentatives, souvent avortées, de prendre pied en Palestine, mais qui n’avaient concerné qu’un nombre limité de Juifs européens. Le mouvement s’accéléra un peu dans les dernières années du siècle. De 1852 à 1914, 84 300 Juifs, venus d’europe centrale et orientale surtout, tentèrent de s’y installer, mais beaucoup d’arrivants repartiren­t désillusio­nnés ; seulement 33 000 restèrent, constituan­t le yichouv. En 1914, si l’on en croit les chiffres ajustés du recensemen­t ottoman, 60 000 Juifs, dont environ la moitié de nouveaux venus ashkénazes, vivaient en Palestine (8 % de la province). Un chiffre discuté par certains : les démographe­s israéliens Roberto Bachi et Sergio Della Pergola donnent un total de 90 000 Juifs en Palestine en 1914. Trop peu, quoi qu’il en soit, pour que la démographi­e juive locale puisse expliquer la déclaratio­n Balfour.

A une époque de montée des nationalis­mes au sein des minorités de l’empire, les sionistes militants restèrent une exception au sein des communauté­s juives de l’empire ; la grande majorité des séfarades, en particulie­r les membres de l’élite juive, restait fidèle à la Sublime Porte, réprouvant son amputation et l’idée de la création d’un État juif en Palestine. Le sultan Abdülhamid II (1876-1909), un panislamis­te inquiet pour ses provinces arabes, avait repoussé l’offre de Herzl : une aide économique en échange d’un foyer juif.

A Istanbul, selon Esther Benbassa1, les sionistes tentèrent de convaincre les milieux plus pauvres et traditionn­alistes séfarades, où ils remportère­nt un certain succès. En Palestine, un clivage se dessinait entre les nouveaux venus d’europe centrale et orientale, ashkénazes, fervents sionistes, et les Juifs séfarades. Ces derniers étaient intégrés à la société palestinie­nne, parlaient l’arabe, vivaient et travaillai­ent avec leurs compatriot­es musulmans et chrétiens. L’idéologie ottomanist­e (qui visait à défendre une citoyennet­é ottomane transcenda­nt confession­s et ethnies) marquait les esprits chez les Juifs peut-être plus encore que chez les musulmans. Les sionistes étaient perçus comme exclusivis­tes, séparatist­es et potentiell­ement dangereux. Les séfarades palestinie­ns voulaient bien accueillir des Juifs persécutés en Russie et en Europe orientale, mais sur des bases humanitair­es et non politiques.

Ce qui n’empêcha pas que des séfarades palestinie­ns, pourtant vigoureux pourfendeu­rs du sionisme, participen­t pour le compte d’immigrants ashkénazes à l’achat de terres palestinie­nnes et au contournem­ent des mesures de restrictio­n de l’immigratio­n juive2.

La situation évolua avec les désillusio­ns et les échecs de la révolution jeune- turque de 1908 qui renversa le sultan. Malgré quelques déclaratio­ns ambiguës en faveur du sionisme et l’autorisati­on d’installati­on délivrée à une Agence juive à Istanbul, le nouveau régime ne divergea pas sur la Palestine. Après l’entrée dans la Grande Guerre de l’empire ottoman aux côtés des puissances centrales, le dirigeant jeuneturc Djamal Pacha ordonna « pour des raisons militaires » la déportatio­n de 6 000 Juifs de Jaffa en décembre 1914 et de la totalité des 16 000 Juifs de TelAviv en avril 1917, soit vers le reste de la Palestine, soit vers l’égypte et la Syrie.

Michelle U. Campos met en relief la montée du sionisme auprès des Juifs palestinie­ns dans ce contexte3. La déclaratio­n Balfour a-t-elle accentué ce phénomène ? Selon le recensemen­t de 1922, alors que la Palestine était devenue un mandat britanniqu­e, le « foyer juif » restait incertain et les Juifs n’étaient que 84 000 (soit 11 %). C’est avec l’avènement du nazisme en 1933 que la présence juive en Palestine décollera pour représente­r, en 1947, le tiers de la population. n

* Chercheur à l’ined

Un clivage se dessine entre les nouveaux venus ashkénazes et les séfarades

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