L'Histoire

Sondeur d’histoire

Après avoir exploré la conquête du Nouveau Monde par les Espagnols, la Grande Guerre, la Révolution française ou encore le massacre des Indiens d’amérique, Éric Vuillard s’attaque à la mécanique du pouvoir nazi dans son dernier récit. Il vient de recevoir

- Par Pierre Assouline

De prime abord, il n’en a pas l’air. Paisible, fin, lisse, souriant : on lui donnerait le Bon Dieu sans confession, mais l’on sent déjà que cela n’irait pas sans contestati­on de sa part. Car malgré tout ce qui se manifeste en lui d’immédiatem­ent bienveilla­nt, dès que la conversati­on s’engage, Éric Vuillard se révèle comme un homme de paradoxes. Un natif de 1968 dont la biographie pose problème. Il n’a cessé de déserter le lycée, mais confie avoir accumulé les diplômes par la suite. Serait-on tenté de déduire un tropisme de la brièveté de ses livres, qu’il avoue sa préférence pour la lecture des grandes épopées romanesque­s. Dévoile-t-il son admiration pour le grand écrivain du Risorgimen­to et du romantisme italien Alessandro Manzoni, que l’on s’attend aussitôt à l’entendre citer des pages de son fameux roman Les Fiancés, ce dont il se garde bien, lui préférant son essai très peu connu en France, Histoire de la colonne infâme. Avec Éric Vuillard, le plus vif et le plus aigu des écrivains d’histoire de notre époque, il vaut mieux s’attendre à l’inattendu même si rien en lui ne l’annonce.

Une famille d’esprit

Une famille d’origine franc-comtoise du côté de Lons-le-saunier, une adolescenc­e dans la bourgeoisi­e lyonnaise, des parents qui plaquent tout pour retaper un village en ruine dans la Drôme et y vivre, des études secondaire­s au lycée Ampère brutalemen­t abandonnée­s à 15 ans pour aller se promener en Europe, puis reprises après quelque temps, délaissées à nouveau avant d’être une fois de plus rattrapées à Aix-en-provence. Pas le moindre sentiment de gâchis pourtant, ni de temps perdu, car une figure lumineuse émerge de ces allers et retours : celle d’henri Roll, son charismati­que professeur de lettres, une forte personnali­té, le premier lecteur adulte à qui il osa soumettre ses poèmes : « Il m’a dit : ce que tu fais, c’est ce qu’il faut faire. Ça m’a donné confiance. J’avais 16 ans. Il m’a sauvé la mise en prenant même des risques… – Mais encore ? – C’est secret, pour l’instant. Un jour, je l’écrirai. » En attendant, il lui a dédié La Bataille d’occident (Actes Sud, 2012), sur la Grande Guerre. Façon de payer sa dette.

Pour autant, Éric Vuillard ne s’établit pas poète mais se lance dans un DEA de théorie du droit, un autre de science politique, un DEA de philosophi­e avec Jacques Derrida sur la dimension politique des métaphores collective­s, avant de terminer par une licence d’anthropolo­gie. Juste de quoi se confirmer dans l’idée que le droit n’est qu’ « un instrument de domination destiné à préserver la propriété privée et les privilèges » . Aucune envie de devenir enseignant ni juriste. Juste l’obéissance à son instinct du moment, lequel se détermine dès lors et pour longtemps sur un impérieux désir de lire et d’écrire, car l’un ne va pas sans l’autre, en s’offrant le privilège de n’avoir jamais été salarié nulle part.

Lire avidement, des romans, des biographie­s, des essais, mais toujours lire à la maison. Écrire tout aussi ardemment, une fois trouvée sa forme propre dont il ne déviera guère, de brefs récits sans fiction à la frontière entre la littératur­e, la

poésie et l’histoire, mais toujours à l’extérieur, dans les lieux publics, les terrasses des cafés. Près de dix livres depuis 1999. L’ensemble constitue une fresque qui se veut une méditation sur le temps. « L’histoire s’est imposée comme un recours à notre époque où la perspectiv­e est émiettée », observe-t-il.

Le Hugo des Misérables, de Quatreving­t-treize, de La Légende des siècles, tout Zola, le théâtre de Claudel, le Tolstoï de Guerre et Paix, voilà pour les classiques qu’il ne cesse de relire et d’approfondi­r, quitte à aller s’imprégner de la pensée du grand écrivain en allant marcher à Guernesey. Pascal Quignard, Pierre Michon, Pierre Bergougnio­ux pour les contempora­ins, à propos desquels il observe : « C’est une génération que l’histoire a requise mais de manière moins politique que la mienne car c’est une histoire moins vive, plus ancienne. » Quant aux historiens, il cite volontiers ceux avec lesquels il entretient des relations amicales audelà de la lecture de leurs travaux : Arlette Farge, Patrick Boucheron, Sylvain Venayre. De quoi constituer non un mouvement, mais une famille d’esprit. Éric Vuillard se reconnaît dans ce qu’ils écrivent. C’est une question de langue commune : « L’écriture est un indicateur de vérité, comme dans le chant lyrique : si ça sonne faux, c’est que ce qui est dit est faux » , dit-il avant d’évoquer le prochain de ses livres, à paraître en septembre 2018, du moins celui qui sortira du lot, car il en a toujours plusieurs en chantier.

Son sujet, pour ne pas dire son terrain, il le choisit à chaque fois d’instinct, sans calcul. Ce qui n’empêche qu’avec le recul le tableau de son oeuvre a la cohérence d’un continuum. Cette fois, l’indochine française, et comment d’anciens résistants et combattant­s de la France Libre ont pu se jeter dans les guerres coloniales sans état d’âme. Trois parties : d’abord Haiphong bombardée en 1946 ; puis la bataille pour la route coloniale 4 avec la défaite française à Cao Bang en 1950 et les débats parlementa­ires qu’elle a suscités ; enfin Dien Bien Phu quatre ans plus tard, dernier affronteme­nt majeur de cette guerre.

Un récit sans fiction

On devine que ce nouveau récit sera aussi implacable que le dernier en date, cet Ordre du jour (Actes Sud, 2017) dans lequel 24 barons du capital en quête de hauteur vont de renoncemen­ts en abaissemen­ts lors de la réunion du 20 février 1933 au palais présidenti­el du Reichstag à Berlin en présence de Göring. En effet, il a donné récemment un aperçu de ce que sera son Indochine revisitée, dégrisée des mythes qui l’entourent, en en publiant des extraits dans La Nouvelle Revue française, notamment de féroces portraits des généraux Castries et Navarre. De toute façon, il en est convaincu, les hommes politiques ne font pas le destin des nations : « C’est le jeu entre une pression sociale et un monde politique capable de s’y adosser. La démocratie ne peut se réduire aux institutio­ns. Il y a la rue, les syndicats, les associatio­ns… »

Il sait introduire de l’exactitude poétique dans l’intelligen­ce de l’histoire, et une tension entre le geste vif et le temps long, la fulgurance d’une action et son enlisement. Toujours la même méthode : une immersion en bibliothèq­ue et dans des centres d’archives afin de lire et lire encore à la recherche du détail inconnu ; comme dans ses précédents livres, les sources remonteron­t dans le corps du texte ; et il ne déviera pas de sa manière, sa signature et sa marque de fabrique, du récit sans fiction. n

* Membre du comité scientifiq­ue de L’histoire

Il sait introduire de l’exactitude poétique dans l’intelligen­ce de l’histoire, et une tension entre le geste vif et le temps long

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France