L'Histoire

Ottar, marchand et aventurier

Kaupang : port disparu

- Par Lucie Malbos

Vers 880, un voyageur viking du nom d’ottar, originaire du Halogaland, au nord de la Norvège, se rend à la cour du roi du Wessex Alfred le Grand (871-899). Il lui raconte ses voyages. Probableme­nt enthousias­mé, le roi fait copier ce récit, qui nous est parvenu en vieil anglais – la langue d’alfred – et non en norrois – celle d’ottar. Il a été inséré dans une traduction des Histoires contre les païens, de l’apologiste latin du ve siècle Orose, au côté de l’histoire d’un autre voyageur du ixe siècle, Wulfstan. L’identité de l’auteur de ce récit de seconde main est toujours débattue.

On y lit comment Ottar, curieux de « découvrir jusqu’où la terre s’étendait vers le nord » , s’est lancé à l’aventure, jusqu’à atteindre les confins du cercle polaire et comment, à une autre occasion, il a pris la direction du sud, pour gagner Hedeby, port danois situé à la frontière du monde franc. Son récit est exceptionn­el à bien des égards : il est le premier témoignage sur la vie dans les régions septentrio­nales de l’europe qui soit issu du monde scandinave. Ottar est également l’un des très rares exemples de voyageur nommément désigné.

« Méditerran­ée » du Nord

L’introducti­on de la voile – depuis longtemps utilisée en Méditerran­ée – dans la Manche, la mer du Nord et la Baltique à partir du viie siècle, est un des facteurs qui contribuen­t à expliquer l’éveil des mers nordiques, le développem­ent des communicat­ions et l’intensific­ation des échanges. Tous les temps de parcours donnés par Ottar dans son récit sont ainsi indiqués en jours de navigation « à la voile » . Il en faut par exemple cinq pour se rendre de Kaupang, port du sud de la Norvège aujourd’hui disparu, à Hedeby, à l’est du Danemark – un trajet de 600 kilomètres environ. Cette innovation nautique accélère l’ouverture du monde scandinave aux influences et découverte­s venues de l’étranger : l’univers d’ottar est largement tourné vers l’extérieur. Les vikings ne sont pas seulement des pirates : ils se livrent au pillage, certes, mais également à d’autres formes d’échanges (commerciau­x, diplomatiq­ues…). Leurs nombreux voyages font découvrir aux hommes du Nord les sociétés qui les entourent et leur permettent d’intégrer le monde européen.

Quand Ottar prend la mer, vers 890, cela fait déjà près de deux siècles que des grands ports d’un genre nouveau ont fait leur apparition sur les rives des mers nordiques, d’abord dans le nord du monde franco-frison (Quentovic, Dorestad, etc.) et le monde anglo-saxon (Lundenwic, actuel Londres ; Hamwic, actuel Southampto­n ; etc.), puis en Scandinavi­e (Hedeby probableme­nt dès le viiie siècle et Kaupang peut-être seulement au tout début du ixe siècle). Ces grands ports, caractéris­és par des activités commercial­es et artisanale­s, que l’on a pris l’habitude de désigner sous les termes d’emporia ( emporium au singulier) ou wics, semblent constituer, pour Ottar comme pour bien d’autres voyageurs, des étapes essentiell­es, les seules que le Norvégien juge d’ailleurs bon de nommer précisémen­t, sans en dire malheureus­ement beaucoup plus.

Il faut donc s’en remettre à d’autres sources pour tenter d’imaginer ce à quoi pouvaient ressembler Kaupang et Hedeby lorsque le navire d’ottar y fit escale. Un récit plus riche en détails est celui rédigé par le moine Rimbert à peu près à la même époque (vers 875), dans lequel il raconte les pérégrinat­ions du moine Anschaire1. Ce dernier se rend à plusieurs reprises dans le port suédois de Birka, ainsi qu’à Hedeby. L’archéologi­e permet également de se faire une petite idée de la vie dans ces ports : l’importante campagne de fouilles menée de 1998 à 2002 par l’université d’oslo (New Kaupang Excavation Project) a permis de mieux comprendre le fonctionne­ment et la réalité matérielle du port évoqué par Ottar (cf. p. 52).

Après avoir solidement arrimé son navire à une de ces jetées de bois qui permettent de rejoindre la terre ferme et qui facilitent le chargement et déchargeme­nt des marchandis­es contenues dans les cales des navires ou les entrepôts du port, Ottar a probableme­nt rejoint la partie centrale du site. Là, il a pu rencontrer d’autres voyageurs, des marchands norvégiens, francs, frisons, ou anglosaxon­s, ainsi que des artisans. Ceux-ci travaillen­t des métaux ou le verre, mais aussi des produits plus typiques de la Scandinavi­e, comme l’ambre de la Baltique ou la stéatite, une roche dont la principale qualité est de conserver durablemen­t la chaleur, ce qui en fait un matériau idéal pour des récipients utilisés en cuisine. C’est alors une des principale­s exportatio­ns norvégienn­es, avec le fer extrait dans les monts de l’intérieur des terres, et les pierres à aiguiser de la région d’eidsborg, dans le Telemark, au sud du pays.

En empruntant les passages encombrés entre les bâtiments de bois ou les ruelles pavées de bois, il a côtoyé une population bigarrée, faite d’hommes, de femmes et d’enfants de tous âges et d’origines fort variées comme des marchands frisons et slaves, des pirates de retour de raids en mer d’irlande ou encore des esclaves razziés dans les régions scandinave­s ou slaves. Les langues et les religions pratiquées y étaient diverses, ce que confirment les nombreux espaces funéraires autour du port. Dans quelle langue Ottar échangeait-il avec les marchands frisons à Hedeby ou avec les Anglo-saxons à la cour d’alfred ? Le mystère demeure entier : peut-être y avait-il dans ces grands ports marchands des interprète­s ; peut-être de grands voyageurs comme Ottar ou Wulfstan étaient-ils polyglotte­s, d’autant que vieil anglais et vieux norrois n’étaient pas si éloignés.

Même s’il n’en dit rien, Ottar, comme quasiment tous les Scandinave­s au ixe-xe siècle, est certaineme­nt païen, mais Kaupang, de même

que Birka ou Hedeby, accueille en même temps les premiers chrétiens de Scandinavi­e.

L’archéologi­e témoigne aussi du mélange des cultures : à Hedeby ou à Kaupang, où la vigne ne pousse pas, Ottar a pu boire du vin, importé de la région rhénane, dans un verre à boire conique franc comme ceux que l’on a découverts, entiers ou sous forme de fragments, dans plusieurs tombes ou sur les sites d’habitat à Kaupang, Hedeby ou Birka. Mais les boissons locales restaient la bière de malt d’orge et l’hydromel, habituelle­ment consommées dans des coupes en bois ou en corne.

Goût de l’ivoire

Ottar, qui se présente lui-même comme l’un des « hommes les plus importants de son pays » , n’est toutefois pas n’importe quel voyageur. Sa richesse, il ne la tire pas tant du travail de la terre et de l’élevage classique (il ne possède que « vingt têtes de bétail, vingt moutons et vingt porcs » ) que de l’élevage d’animaux sauvages domestiqué­s (il avait encore 600 rennes non vendus à son départ pour l’angleterre) et du tribut que les nomades sames (ou lapons) du nord de la Norvège lui versent. Ottar est ainsi un homme riche en peaux et fourrures d’animaux nordiques, plumages d’oiseaux, os de baleine, ivoire de morse, peaux de phoque utilisées pour fabriquer des cordages pour les bateaux.

Ottar ne précise pas les raisons pour lesquelles il a appareillé pour les ports de Kaupang puis Hedeby, mais on peut imaginer qu’il s’agissait d’écouler une partie du tribut versé par les Sames : les fourrures de castor, de zibeline ou de martre, l’ivoire de morse, les os de baleine vendus dans ces ports ont ensuite pu poursuivre leur route vers le monde franc ou les îles Britanniqu­es. Kaupang et Hedeby mettent ainsi en relation le Grand Nord, aux confins du cercle polaire arctique, et le monde occidental.

Le cas de l’ivoire de morse est un des plus parlants : les marchands se le procurent soit par la chasse – surtout au Groenland –, soit en l’extorquant aux population­s locales (Inuits du Groenland et Sames de Scandinavi­e) sous forme de tributs. Il est ensuite vendu dans des régions où la demande est particuliè­rement forte, dans les mondes franc et anglo-saxon – et Ottar le sait bien, lui qui a pris soin d’apporter quelques défenses de morse au roi Alfred le Grand. Alors que l’occident connaît des difficulté­s pour s’approvisio­nner en ivoire d’éléphant, celui de morse, partie intégrante de l’économie du Grand Nord, peut servir de cadeau somptueux. Les artisans anglosaxon­s ou irlandais l’utilisent pour fabriquer des pièces d’échecs, des pommeaux d’épée ou encore des reliquaire­s. Les fourrures nordiques sont également particuliè­rement recherchée­s par les élites carolingie­nnes.

Dans tous ces cas, on voit comment chasse, navigation, commerce, diplomatie, voire extorsion pure et simple se combinent pour finalement

enrichir les hommes qui se livrent à ces trafics. Les emporia servent alors de noeuds dans les réseaux d’échanges, polycentri­ques et multidirec­tionnels, qui se tissent depuis le viie siècle dans le bassin des mers nordiques (cf. carte, p. 36).

Les marchands de Kaupang, comme ceux de Birka, ne tournent pas leurs regards vers le seul Occident : ils assurent également le lien entre Septentrio­n et Moyen-orient. Des régions méditerran­éennes et proche-orientales proviennen­t par exemple des perles en cornaline et en cristal de roche, retrouvées dans quelques tombes à Kaupang et en nombre plus important sur le site d’habitat. Les fouilles montrent aussi que quantité de dirhams, monnaie d’argent arabe, étaient utilisés à Kaupang et Birka. Ces pièces ont pu gagner le monde scandinave en suivant le Dniepr et la Volga et en passant par des sites portuaires similaires à Kaupang, comme Staraja Ladoga (aujourd’hui en Russie). Ces importants transferts de monnaies entre Proche-orient et Scandinavi­e sont peut-être liés au commerce des fourrures et de l’ambre, mais très vraisembla­blement aussi à celui des esclaves, dont les grands ports des mers nordiques devaient aussi être des plaques tournantes.

Les voyages d’ottar ne semblent pas l’avoir porté au-delà des mers nordiques, mais d’autres n’ont pas hésité à prendre la route du Sud, comme Harald et Ingvar, deux frères qui, plus d’un siècle après lui, « voyagèrent vaillammen­t au loin pour l’or » et « moururent dans le sud du Serkland » (le califat abbasside) : c’est du moins ce que rapporte l’inscriptio­n runique gravée sur la pierre de Gripsholm (au bord du lac Mälar en Suède, cf. p. 41), qui n’a pas pu être datée avec précision mais remonte peut-être au xie siècle. n

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