L'Histoire

Une diaspora européenne

Rollon, chef normand Savez-vous lire les runes ? Chronologi­e

- Par Alban Gautier Par Pierre Bauduin

L’expansion viking se produit entre le viiie et le xie siècle à partir des régions qui forment la Scandinavi­e au sens le plus étroit du terme : le Danemark et les deux tiers sud des actuels royaumes de Norvège et de Suède. Les Scandinave­s, de fait, ne sont pas des hommes et des femmes du Grand Nord : ils peuplent surtout les régions côtières, ainsi que le Jutland et les nombreuses îles de la mer Baltique. A cette époque, tant l’intérieur montagneux de la péninsule que les terres arctiques sont parcourus, eux, par des population­s de culture same – ceux que nous appelons parfois les Lapons.

Les Scandinave­s se rapprochen­t d’autres peuples germanique­s de l’europe par de nombreux traits culturels, comme leur langue (le norrois) leur écriture (les runes) ou leur panthéon. Au moment où les premiers vikings se lancent sur les mers, ils vouent un culte à des divinités comme Tyr, Odin, Thor et Frigg, qui avaient été celles des Anglo-saxons et des Germains du continent avant leur conversion au christiani­sme. Le nom de ces divinités se retrouve d’ailleurs dans les noms des jours de la semaine dans les langues scandinave­s (par exemple torsdag, « jour de Thor », pour jeudi), comme en anglais (Thursday) ou en allemand (Donnerstag).

Une Scandinavi­e pas si peuplée

Depuis le vie siècle, et notamment l’histoire des Goths composée vers 550 par l’historien Jordanès, une idée est souvent avancée, y compris dans des publicatio­ns récentes : la Scandinavi­e aurait alors été surpeuplée et le Nord serait une « matrice des peuples », d’où auraient surgi d’innombrabl­es hordes d’envahisseu­rs qui se seraient déversées sur l’europe. Rien n’est plus faux. Le relief accidenté et le climat rude font au contraire de la Scandinavi­e une terre pauvre, qui ne peut supporter une population nombreuse.

Les archéologu­es ont mis au jour les fondations de plusieurs habitats ruraux. D’une part on a trouvé des villages, comme celui de Vorbasse dans le Jutland : il compte au ixe siècle une

demi-douzaine de fermes comprenant, à l’intérieur d’un enclos, des maisons-halles avec habitation et étable, mais aussi divers autres bâtiments d’exploitati­on. D’autre part, on voit apparaître dès l’époque romaine (à Gudme dans l’île de Fionie), mais plus encore à partir du viieviiie siècle (à Lejre dans l’île de Sjaelland) et à la pleine époque viking (à Borg dans l’archipel norvégien des Lofoten), de grands habitats d’élite : ceux-ci sont organisés autour d’une grande halle, dont le foyer central réunissait la parenté et la clientèle armée de chefs dont le rôle croissant transforme peu à peu la société.

En effet, il semble bien que le système politique et social ait connu de grandes transforma­tions à la veille de l’expansion viking. Des hommes riches et puissants, qui portent les titres de « roi » (konungr) ou de « duc » (jarl), imposent leur autorité au sein des communauté­s paysannes. Ce phénomène semble plus précoce au Danemark, autour d’oslo, et dans la région de l’actuelle Stockholm où se développen­t les emporia (comptoirs commerciau­x) de Helgö puis de Birka. De manière générale, il est plus important dans les régions côtières, bien connectées avec le reste de l’europe, où le commerce, le mercenaria­t, et bientôt le pillage enrichisse­nt les premiers chefs vikings et leurs hommes. Ce n’est d’ailleurs

pas un hasard si ces premiers siècles correspond­ent à un développem­ent de la constructi­on navale. Certaines régions montagneus­es, plus enclavées, ont au contraire vu subsister plus longtemps des « république­s paysannes », et il a fallu attendre la christiani­sation et l’extension du pouvoir des monarchies norvégienn­e ou suédoise pour que les hiérarchie­s sociales et politiques s’y stabilisen­t.

C’est donc depuis une Scandinavi­e encore très pauvre et compartime­ntée, culturelle­ment et religieuse­ment moins unifiée qu’on a pu l’écrire, où les pouvoirs restent très instables, mais qui commence à « décoller » sur le plan économique, que les vikings se lancent sur les mers.

Normands, Rus’, Varègues

Au début du xiie siècle, une trentaine d’années après le début des croisades, le scalde (poète) norvégien Halldórr Skvaldri composa une ode en l’honneur de son souverain, le roi Sigurd Ier Jórsalafar­i, le « Pèlerin de Jérusalem ». Dans la plus pure tradition poétique scandinave, celui-ci est présenté comme un chef de guerre vaillant, capable de mener ses hommes au combat sur mer autant que sur terre, terreur de ses ennemis et source de bienfaits pour ses fidèles. Au détour d’une strophe qui rapporte un combat naval, on apprend que le roi affronte victorieus­ement une bande d’« horribles vikings » (fádýrir víkingar) qui écument les mers. Pourtant, ces terribles adversaire­s ne sont pas des Scandinave­s mais des pirates musulmans.

Cette petite vignette nous amène à nous interroger : qui étaient ceux que nous appelons les vikings, et que désignait exactement ce terme entre

le viiie et le xiie siècle ? Les textes qui évoquent ces pirates, pillards, envahisseu­rs, conquérant­s ou colons n’utilisent que très rarement le terme qui, dans les publicatio­ns actuelles, a fini par s’imposer. Dans les sources occidental­es, écrites en latin, en vieil anglais ou en vieil irlandais, on leur donne en général des noms qui signifient hommes du Nord (Normanni) ou étrangers ( gaill en irlandais), pirates (piratae) ou marins ( flotan en vieil anglais), et païens (pagani, hædhenan, geinti) ; on les appelle aussi Danois, quelle que soit leur origine exacte. En Orient, dans des textes en grec, en arabe ou en slavon, on les appelle plutôt Rus’ (mot qui à l’origine semble avoir signifié « rameurs ») ou Varègues (en grec Varangoï, probableme­nt dérivé d’un terme scandinave signifiant les compagnons jurés). En dehors des Anglo-saxons, qui emploient à l’occasion le mot wicing, aucun peuple ne semble les appeler les vikings.

Par habitude, c’est pourtant ainsi que nous les appelleron­s, avec une petite nuance toutefois : à l’instar d’un nombre croissant d’historiens et d’archéologu­es scandinave­s ou anglophone­s, mieux vaut utiliser une minuscule pour parler des vikings. En effet, au Moyen Age, ce terme désigne un type d’activité, voire un mode de vie, mais jamais un peuple. Il ne nous viendrait pas à l’idée d’écrire les Pirates ou les Navigateur­s : faisons de même pour les vikings. Être un viking, ce n’est donc pas une appartenan­ce ethnique mais un moyen de gagner et de mener sa vie : ce n’est pas être quelqu’un ou avoir une identité, c’est faire quelque chose. Un poète norvégien pouvait alors parfaiteme­nt qualifier des pirates sarrasins de fádýrir víkingar : à ses yeux, ils n’étaient rien d’autre que d’« horribles vikings ».

L’activité d’un viking consiste donc à participer à des expédition­s outre-mer « pour se procurer des biens » (at afla sér fjár). Bien entendu, cela peut passer par le commerce : les vikings ne rechignent pas aux échanges pacifiques quand ils peuvent leur permettre de s’enrichir rapidement. Mais ils se livrent aussi à des activités plus violentes : la piraterie en mer et sur les côtes permet de se procurer des biens de valeur (bétail, objets précieux, produits de luxe ou marchandis­es plus communes) rapportés chez soi ou revendus.

S’enrichir, par tous les moyens

Ils s’emparent aussi parfois de captifs, vendus comme esclaves ou restitués contre une belle rançon. Parfois, la menace est plus efficace que la violence : plutôt que de combattre, il vaut mieux extorquer à un potentat local un tribut, en échange duquel on promet d’aller opérer ailleurs. Enfin, ils peuvent entrer au service d’un souverain lointain, comme le roi des Francs ou l’empereur byzantin, qui sait récompense­r ceux qui se battent fidèlement pour son compte : au cours du xie siècle, les empereurs de Constantin­ople comptent parmi leurs troupes une unité de Varègues dont l’efficacité est hautement louée par les chroniqueu­rs grecs.

Quand commencent les mouvements d’expansion, au viiie siècle, les richesses qui font rêver les vikings ne sont à leur portée que depuis peu de temps. Les régions du nord de l’europe connaissen­t alors des transforma­tions profondes. La Scandinavi­e, restée jusqu’ici relativeme­nt pauvre et à l’écart des grands courants d’échange, se retrouve rapidement au centre d’un système de circulatio­n de biens et de personnes qui va des îles Britanniqu­es au califat de Bagdad. Les monnaies d’argent arabes, puis franques, frisonnes ou anglosaxon­nes deviennent de plus en plus nombreuses. Des produits comme le vin de l’ile-de-france ou de Grèce, les épées franques, les lainages frisons,

les soieries byzantines ou les épices asiatiques sont échangés dans les emporia des mers du Nord, en Scandinavi­e même, mais aussi en Angleterre, sur les bouches du Rhin, ou sur les rives de la mer Baltique. On y troque les marchandis­es venues de loin contre des produits septentrio­naux comme le bois, les fourrures, le minerai de fer, le miel ou l’ambre de la Baltique (cf. Lucie Malbos, p. 50). Les esclaves, razziés sur les côtes ou achetés dans les ports, sont une des marchandis­es les plus demandées et fournies par les vikings comme par leurs interlocut­eurs. Tous ces produits, qui circulent désormais en grandes quantités le long des routes maritimes du Nord, permettent aux chefs ambitieux et aux premiers « rois » – qui émergent précisémen­t de la documentat­ion à cette époque – de s’enrichir, de faire construire leurs navires et de recruter leurs hommes.

Le but d’une bande de vikings – ou lídh – est donc de faire fortune afin de jouir des biens accumulés lors de ses expédition­s. Cela se fera soit au pays, dans la communauté d’origine du chef, soit sur une terre étrangère où l’occasion s’est présentée de s’implanter. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de s’imposer comme le groupe dominant de la région. Dans tout le nord et l’est de l’europe, des bandes de vikings établissen­t leur domination sur des régions parfois vastes, de préférence en s’insérant dans les réseaux de pouvoir existants et en jouant le jeu des aristocrat­ies locales : il en est ainsi du royaume viking de Dublin, ou encore de la Normandie de Rollon et de ses descendant­s. Les grands que l’on affronte au combat sont aussi ceux avec qui l’on fait la paix, et chez qui on va chercher des épouses : un mariage avec la fille d’un comte franc ou d’un roitelet irlandais n’est-il pas la meilleure manière de s’intégrer aux hiérarchie­s politiques et sociales du lieu ?

La remarquabl­e – et, somme toute, très rapide – adaptation des vikings à l’environnem­ent social, politique et culturel des régions d’implantati­on est facilitée par le fait qu’une lídh peut compter parmi ses membres un nombre significat­if de non-scandinave­s : à côté des proches du chef et des hommes qu’il a recrutés dans sa communauté d’origine, on trouve probableme­nt dans toute bande viking des esclaves en rupture de ban, des déserteurs des armées franques ou anglo-saxonnes, des captifs « retournés », des hommes recrutés dans les ports au gré des occasions et, de manière générale, des jeunes gens tentés par l’aventure et la perspectiv­e de connaître un destin de richesse et d’honneur.

Dans un premier temps, ces lídh semblent avoir opéré de manière isolée, par des coups de main ponctuels sur des cibles d’abord faciles, comme le monastère côtier de Lindisfarn­e, en Northumbri­e, pillé en 793, ou celui de Noirmoutie­r qui l’est pour la première fois en 799. Puis les objectifs se font plus ambitieux : les ports de Dorestad (dans le delta du Rhin), de Quentovic (près du Touquet), de Londres ou de Nantes sont frappés à partir des années 830, et surtout après

 ??  ?? L’or blanc Jeu d’échecs en ivoire de morse du xiie siècle retrouvé en Écosse. Cette marchandis­e de luxe, que les vikings obtenaient au Groenland ou au nord de la Scandinavi­e, circulait de l’irlande à la Russie en passant par la Normandie.
L’or blanc Jeu d’échecs en ivoire de morse du xiie siècle retrouvé en Écosse. Cette marchandis­e de luxe, que les vikings obtenaient au Groenland ou au nord de la Scandinavi­e, circulait de l’irlande à la Russie en passant par la Normandie.
 ??  ?? L’AUTEUR Professeur d’histoire médiévale à l’université de Caen-normandie et membre de l’institut universita­ire de France, Alban Gautier a notamment écrit Beowulf au paradis. Figures de bons païens dans l’europe du Nord au haut Moyen Age (Publicatio­ns de la Sorbonne, 2017).
L’AUTEUR Professeur d’histoire médiévale à l’université de Caen-normandie et membre de l’institut universita­ire de France, Alban Gautier a notamment écrit Beowulf au paradis. Figures de bons païens dans l’europe du Nord au haut Moyen Age (Publicatio­ns de la Sorbonne, 2017).
 ??  ??
 ??  ?? Le bois et le fer Les tombeaux vikings recèlent divers objets témoignant de leur habileté technique, tels que le bateau d’oseberg (détail ci-dessus, Norvège, ixe siècle) ou l’épée de Lesja (ci-contre, Norvège, ixe siècle), la mieux conservée qu’on ait retrouvée.
Le bois et le fer Les tombeaux vikings recèlent divers objets témoignant de leur habileté technique, tels que le bateau d’oseberg (détail ci-dessus, Norvège, ixe siècle) ou l’épée de Lesja (ci-contre, Norvège, ixe siècle), la mieux conservée qu’on ait retrouvée.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Bateau-tombe Ce navire funéraire du ixe siècle, long de 22 mètres, a été mis au jour à Oseberg, en Norvège. Quand il naviguait, il pouvait accueillir jusqu’à 30 rameurs. Il est représenta­tif d’une époque où les navires étaient polyvalent­s et servaient à la guerre comme au commerce.
Bateau-tombe Ce navire funéraire du ixe siècle, long de 22 mètres, a été mis au jour à Oseberg, en Norvège. Quand il naviguait, il pouvait accueillir jusqu’à 30 rameurs. Il est représenta­tif d’une époque où les navires étaient polyvalent­s et servaient à la guerre comme au commerce.
 ??  ?? Pillards des mers Sur ce manuscrit français du xie siècle, une bande de « normands » part piller Guérande, dont ils convoitaie­nt le sel, rare dans le Nord.
Pillards des mers Sur ce manuscrit français du xie siècle, une bande de « normands » part piller Guérande, dont ils convoitaie­nt le sel, rare dans le Nord.

Newspapers in French

Newspapers from France