Une diaspora européenne
Rollon, chef normand Savez-vous lire les runes ? Chronologie
L’expansion viking se produit entre le viiie et le xie siècle à partir des régions qui forment la Scandinavie au sens le plus étroit du terme : le Danemark et les deux tiers sud des actuels royaumes de Norvège et de Suède. Les Scandinaves, de fait, ne sont pas des hommes et des femmes du Grand Nord : ils peuplent surtout les régions côtières, ainsi que le Jutland et les nombreuses îles de la mer Baltique. A cette époque, tant l’intérieur montagneux de la péninsule que les terres arctiques sont parcourus, eux, par des populations de culture same – ceux que nous appelons parfois les Lapons.
Les Scandinaves se rapprochent d’autres peuples germaniques de l’europe par de nombreux traits culturels, comme leur langue (le norrois) leur écriture (les runes) ou leur panthéon. Au moment où les premiers vikings se lancent sur les mers, ils vouent un culte à des divinités comme Tyr, Odin, Thor et Frigg, qui avaient été celles des Anglo-saxons et des Germains du continent avant leur conversion au christianisme. Le nom de ces divinités se retrouve d’ailleurs dans les noms des jours de la semaine dans les langues scandinaves (par exemple torsdag, « jour de Thor », pour jeudi), comme en anglais (Thursday) ou en allemand (Donnerstag).
Une Scandinavie pas si peuplée
Depuis le vie siècle, et notamment l’histoire des Goths composée vers 550 par l’historien Jordanès, une idée est souvent avancée, y compris dans des publications récentes : la Scandinavie aurait alors été surpeuplée et le Nord serait une « matrice des peuples », d’où auraient surgi d’innombrables hordes d’envahisseurs qui se seraient déversées sur l’europe. Rien n’est plus faux. Le relief accidenté et le climat rude font au contraire de la Scandinavie une terre pauvre, qui ne peut supporter une population nombreuse.
Les archéologues ont mis au jour les fondations de plusieurs habitats ruraux. D’une part on a trouvé des villages, comme celui de Vorbasse dans le Jutland : il compte au ixe siècle une
demi-douzaine de fermes comprenant, à l’intérieur d’un enclos, des maisons-halles avec habitation et étable, mais aussi divers autres bâtiments d’exploitation. D’autre part, on voit apparaître dès l’époque romaine (à Gudme dans l’île de Fionie), mais plus encore à partir du viieviiie siècle (à Lejre dans l’île de Sjaelland) et à la pleine époque viking (à Borg dans l’archipel norvégien des Lofoten), de grands habitats d’élite : ceux-ci sont organisés autour d’une grande halle, dont le foyer central réunissait la parenté et la clientèle armée de chefs dont le rôle croissant transforme peu à peu la société.
En effet, il semble bien que le système politique et social ait connu de grandes transformations à la veille de l’expansion viking. Des hommes riches et puissants, qui portent les titres de « roi » (konungr) ou de « duc » (jarl), imposent leur autorité au sein des communautés paysannes. Ce phénomène semble plus précoce au Danemark, autour d’oslo, et dans la région de l’actuelle Stockholm où se développent les emporia (comptoirs commerciaux) de Helgö puis de Birka. De manière générale, il est plus important dans les régions côtières, bien connectées avec le reste de l’europe, où le commerce, le mercenariat, et bientôt le pillage enrichissent les premiers chefs vikings et leurs hommes. Ce n’est d’ailleurs
pas un hasard si ces premiers siècles correspondent à un développement de la construction navale. Certaines régions montagneuses, plus enclavées, ont au contraire vu subsister plus longtemps des « républiques paysannes », et il a fallu attendre la christianisation et l’extension du pouvoir des monarchies norvégienne ou suédoise pour que les hiérarchies sociales et politiques s’y stabilisent.
C’est donc depuis une Scandinavie encore très pauvre et compartimentée, culturellement et religieusement moins unifiée qu’on a pu l’écrire, où les pouvoirs restent très instables, mais qui commence à « décoller » sur le plan économique, que les vikings se lancent sur les mers.
Normands, Rus’, Varègues
Au début du xiie siècle, une trentaine d’années après le début des croisades, le scalde (poète) norvégien Halldórr Skvaldri composa une ode en l’honneur de son souverain, le roi Sigurd Ier Jórsalafari, le « Pèlerin de Jérusalem ». Dans la plus pure tradition poétique scandinave, celui-ci est présenté comme un chef de guerre vaillant, capable de mener ses hommes au combat sur mer autant que sur terre, terreur de ses ennemis et source de bienfaits pour ses fidèles. Au détour d’une strophe qui rapporte un combat naval, on apprend que le roi affronte victorieusement une bande d’« horribles vikings » (fádýrir víkingar) qui écument les mers. Pourtant, ces terribles adversaires ne sont pas des Scandinaves mais des pirates musulmans.
Cette petite vignette nous amène à nous interroger : qui étaient ceux que nous appelons les vikings, et que désignait exactement ce terme entre
le viiie et le xiie siècle ? Les textes qui évoquent ces pirates, pillards, envahisseurs, conquérants ou colons n’utilisent que très rarement le terme qui, dans les publications actuelles, a fini par s’imposer. Dans les sources occidentales, écrites en latin, en vieil anglais ou en vieil irlandais, on leur donne en général des noms qui signifient hommes du Nord (Normanni) ou étrangers ( gaill en irlandais), pirates (piratae) ou marins ( flotan en vieil anglais), et païens (pagani, hædhenan, geinti) ; on les appelle aussi Danois, quelle que soit leur origine exacte. En Orient, dans des textes en grec, en arabe ou en slavon, on les appelle plutôt Rus’ (mot qui à l’origine semble avoir signifié « rameurs ») ou Varègues (en grec Varangoï, probablement dérivé d’un terme scandinave signifiant les compagnons jurés). En dehors des Anglo-saxons, qui emploient à l’occasion le mot wicing, aucun peuple ne semble les appeler les vikings.
Par habitude, c’est pourtant ainsi que nous les appellerons, avec une petite nuance toutefois : à l’instar d’un nombre croissant d’historiens et d’archéologues scandinaves ou anglophones, mieux vaut utiliser une minuscule pour parler des vikings. En effet, au Moyen Age, ce terme désigne un type d’activité, voire un mode de vie, mais jamais un peuple. Il ne nous viendrait pas à l’idée d’écrire les Pirates ou les Navigateurs : faisons de même pour les vikings. Être un viking, ce n’est donc pas une appartenance ethnique mais un moyen de gagner et de mener sa vie : ce n’est pas être quelqu’un ou avoir une identité, c’est faire quelque chose. Un poète norvégien pouvait alors parfaitement qualifier des pirates sarrasins de fádýrir víkingar : à ses yeux, ils n’étaient rien d’autre que d’« horribles vikings ».
L’activité d’un viking consiste donc à participer à des expéditions outre-mer « pour se procurer des biens » (at afla sér fjár). Bien entendu, cela peut passer par le commerce : les vikings ne rechignent pas aux échanges pacifiques quand ils peuvent leur permettre de s’enrichir rapidement. Mais ils se livrent aussi à des activités plus violentes : la piraterie en mer et sur les côtes permet de se procurer des biens de valeur (bétail, objets précieux, produits de luxe ou marchandises plus communes) rapportés chez soi ou revendus.
S’enrichir, par tous les moyens
Ils s’emparent aussi parfois de captifs, vendus comme esclaves ou restitués contre une belle rançon. Parfois, la menace est plus efficace que la violence : plutôt que de combattre, il vaut mieux extorquer à un potentat local un tribut, en échange duquel on promet d’aller opérer ailleurs. Enfin, ils peuvent entrer au service d’un souverain lointain, comme le roi des Francs ou l’empereur byzantin, qui sait récompenser ceux qui se battent fidèlement pour son compte : au cours du xie siècle, les empereurs de Constantinople comptent parmi leurs troupes une unité de Varègues dont l’efficacité est hautement louée par les chroniqueurs grecs.
Quand commencent les mouvements d’expansion, au viiie siècle, les richesses qui font rêver les vikings ne sont à leur portée que depuis peu de temps. Les régions du nord de l’europe connaissent alors des transformations profondes. La Scandinavie, restée jusqu’ici relativement pauvre et à l’écart des grands courants d’échange, se retrouve rapidement au centre d’un système de circulation de biens et de personnes qui va des îles Britanniques au califat de Bagdad. Les monnaies d’argent arabes, puis franques, frisonnes ou anglosaxonnes deviennent de plus en plus nombreuses. Des produits comme le vin de l’ile-de-france ou de Grèce, les épées franques, les lainages frisons,
les soieries byzantines ou les épices asiatiques sont échangés dans les emporia des mers du Nord, en Scandinavie même, mais aussi en Angleterre, sur les bouches du Rhin, ou sur les rives de la mer Baltique. On y troque les marchandises venues de loin contre des produits septentrionaux comme le bois, les fourrures, le minerai de fer, le miel ou l’ambre de la Baltique (cf. Lucie Malbos, p. 50). Les esclaves, razziés sur les côtes ou achetés dans les ports, sont une des marchandises les plus demandées et fournies par les vikings comme par leurs interlocuteurs. Tous ces produits, qui circulent désormais en grandes quantités le long des routes maritimes du Nord, permettent aux chefs ambitieux et aux premiers « rois » – qui émergent précisément de la documentation à cette époque – de s’enrichir, de faire construire leurs navires et de recruter leurs hommes.
Le but d’une bande de vikings – ou lídh – est donc de faire fortune afin de jouir des biens accumulés lors de ses expéditions. Cela se fera soit au pays, dans la communauté d’origine du chef, soit sur une terre étrangère où l’occasion s’est présentée de s’implanter. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de s’imposer comme le groupe dominant de la région. Dans tout le nord et l’est de l’europe, des bandes de vikings établissent leur domination sur des régions parfois vastes, de préférence en s’insérant dans les réseaux de pouvoir existants et en jouant le jeu des aristocraties locales : il en est ainsi du royaume viking de Dublin, ou encore de la Normandie de Rollon et de ses descendants. Les grands que l’on affronte au combat sont aussi ceux avec qui l’on fait la paix, et chez qui on va chercher des épouses : un mariage avec la fille d’un comte franc ou d’un roitelet irlandais n’est-il pas la meilleure manière de s’intégrer aux hiérarchies politiques et sociales du lieu ?
La remarquable – et, somme toute, très rapide – adaptation des vikings à l’environnement social, politique et culturel des régions d’implantation est facilitée par le fait qu’une lídh peut compter parmi ses membres un nombre significatif de non-scandinaves : à côté des proches du chef et des hommes qu’il a recrutés dans sa communauté d’origine, on trouve probablement dans toute bande viking des esclaves en rupture de ban, des déserteurs des armées franques ou anglo-saxonnes, des captifs « retournés », des hommes recrutés dans les ports au gré des occasions et, de manière générale, des jeunes gens tentés par l’aventure et la perspective de connaître un destin de richesse et d’honneur.
Dans un premier temps, ces lídh semblent avoir opéré de manière isolée, par des coups de main ponctuels sur des cibles d’abord faciles, comme le monastère côtier de Lindisfarne, en Northumbrie, pillé en 793, ou celui de Noirmoutier qui l’est pour la première fois en 799. Puis les objectifs se font plus ambitieux : les ports de Dorestad (dans le delta du Rhin), de Quentovic (près du Touquet), de Londres ou de Nantes sont frappés à partir des années 830, et surtout après