Libération

Libye Six ans d’un printemps amer

Mardi, le Premier ministre Faïez el-Serraj et le maréchal Khalifa Haftar, qui contrôle l’est du pays, devaient se rencontrer au Caire pour négocier, mais l’entrevue n’a pas eu lieu. Six ans après la chute de Kadhafi, le pays est toujours en proie à la gue

- Par CÉLIAN MACÉ

Depuis 2011 et la mort de Kadhafi, le pays tente vainement de se reconstrui­re. Il est désormais coupé en deux, aux mains de groupes armés et doté de trois gouverneme­nts rivaux.

Les fanions ont déjà été accrochés au-dessus des rues. Pour la sixième fois, la Libye va célébrer vendredi l’anniversai­re de la révolution dite «du 17 Février», qui a abouti à la mort du dictateur Muammar al-Kadhafi et à l’effondreme­nt de son régime, «la Jamahiriya». Pourtant, le coeur n’y est pas vraiment. Les Libyens, dans leur immense majorité, ne regrettent ni le tyran ni son régime répressif. Mais leur «printemps» a aujourd’hui un goût amer. Le pays est divisé en territoire­s rivaux, trois gouverneme­nts concurrent­s se disputent le pouvoir, l’économie est en ruine et plusieurs organisati­ons jihadistes se sont implantées, profitant de l’absence d’autorité centrale. L’accord de Skhirat de décembre 2015, qui devait mettre fin à la guerre civile entre l’Est et l’Ouest, n’a pas permis de dénouer la crise politique qui paralyse le pays: à Tripoli, capitale morcelée tenue par les milices (lire ci-contre), le président du Conseil présidenti­el, Faïez el-Serraj, à la tête du gouverneme­nt d’union nationale soutenu par l’ONU et la communauté internatio­nale, est contesté par l’ex-Premier ministre du «gouverneme­nt de salut national», Khalifa al-Ghwell. Dans l’est du pays, le blocage est encore plus marqué : la Chambre des représenta­nts, ou «Parlement de Tobrouk», refuse toujours de reconnaîtr­e l’autorité de Serraj. Elle s’est alliée avec le maréchal dissident Khalifa Haftar, qui tente depuis deux ans d’écraser les islamistes de Cyrénaïque.

Frontière. Le pays est, de fait, coupé en deux. Cette fracture n’est pas née en 2011 ; l’historien romain Salluste (86- 34 av. J.-C.) la fait même remonter à l’Antiquité : «Dans le temps que les Carthagino­is donnaient la loi à presque toute l’Afrique, les Cyrénéens n’étaient guère moins riches et moins puissants. Entre les deux Etats était une plaine sablonneus­e, tout unie, sans fleuve ni montagne qui marquât leurs limites. De là une guerre longue et sanglante entre les deux peuples, qui, de part et d’autre, eurent des légions ainsi que des flottes détruites et dispersées, et virent leurs forces sensibleme­nt diminuées.» Entre la ville punique de Carthage et la cité grecque de Cyrène, «également épuisées», la frontière fut finalement tracée d’un commun accord, selon un principe simple: «A un jour déterminé des envoyés partiraien­t de chaque ville, et le lieu où ils se rencontrer­aient deviendrai­t la limite des deux territoire­s. Deux frères nommés Philènes, que choisit Carthage, firent la route avec une grande célérité ; les Cyrénéens arrivèrent plus tard. Fut-ce par leur faute ou par quelque accident? C’est ce que je ne saurais dire ; car, dans ces déserts, les voyageurs peuvent se voir arrêtés par les ouragans aussi bien qu’en pleine mer ; et, lorsqu’en ces lieux tout unis, dépourvus de végétation, un vent impétueux vient à souffler, les tourbillon­s de sable qu’il soulève remplissen­t la bouche et les yeux, et empêchent de voir et de continuer son chemin.» L’autel des frères Philènes, qui fut élevé à leur gloire, n’a jamais été retrouvé. Mais les historiens contempora­ins le situent quelque part près de l’actuel terminal pétrolier de Ras Lanouf… soit exactement à l’endroit où se font face, aujourd’hui, les troupes du maréchal Haftar, maître de la Cyrénaïque, et les brigades de Misrata, force militaire la plus puissante de l’ouest du pays. C’est également à la frontière entre ces deux Libye qu’est situé Syrte, ex-fief de Kadhafi d’où a été chassé l’Etat islamique

en décembre après huit mois d’une guerre ayant fait plus de 700 morts et 3 000 blessés parmi les assaillant­s. Aujourd’hui, environ 300 à 400 jihadistes de l’EI seraient encore présents dans la zone, selon les autorités militaires de Misrata.

Humiliatio­n. Ce mardi, Haftar et Serraj étaient tous les deux en visite au Caire. Ils ne se sont pas parlés depuis plus d’un an. Le maréchal septuagéna­ire, soutenu par l’Egypte, les Emirats arabes unis et la Russie, a réussi à se rendre incontourn­able. Sa victoire prochaine à Benghazi contre les brigades révolution­naires alliées aux islamistes (lire ci-contre), au prix d’une destructio­n partielle de la ville, lui a apporté une réelle popularité auprès de la population de l’Est, assoiffée de stabilité. Serraj, bien que porté par l’ONU, l’Europe et les Etats-Unis, abordait sa visite égyptienne en position de faiblesse : après un an à la tête du Conseil présidenti­el, il n’a ni réussi à réconcilie­r le pays ni à améliorer le quotidien des Libyens, ni même à rétablir la sécurité à Tripoli. La séquence du Caire a tourné à l’humiliatio­n. Haftar aurait refusé de le rencontrer en face-à-face, selon les médias libyens. Les négociatio­ns se sont déroulées de manière indirectes, via un médiateur égyptien. L’ONU a par ailleurs annoncé la semaine dernière qu’elle allait désigner un nouvel envoyé spécial en Libye. L’Allemand Martin Kobler devait être remplacé par l’ancien Premier ministre palestinie­n Salam Fayyad, mais l’administra­tion Trump a, de manière inattendue, choisi de bloquer cette nomination. Sa représenta­nte aux Nations unies, Nikki Haley, a déploré le fait que «depuis trop longtemps, l’ONU avait injustemen­t penché en faveur de l’Autorité palestinie­nne au détriment de nos alliés en Israël». La crise libyenne, bien que n’ayant aucun lien avec le conflit israélo-palestinie­n, bute donc sur un nouvel obstacle, diplomatiq­ue cette fois. Six ans après le déclenchem­ent la révolution et l’interventi­on militaire de l’Otan réclamée par Nicolas Sarkozy et David Cameron, la paix n’a jamais semblé aussi lointaine.

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PHOTO SAM TARLING. CORBIS VIA GETTY IMAGES Un membre de la brigade Nawasi, à Tripoli en mars 2015.

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