Mai68 dans le prisme transalpin
«La Horde d’or», ouvrage choral sur le bouillonnement politique et artistique en Italie de 1968 à 1977, est désormais traduit en français. Une somme éclairante sur la complexité d’une époque.
«Au commencement, il y avait les villes, les jeunes, les ouvriers.» Oui, c’était il y a très longtemps. Il y avait une classe ouvrière, représentée par des partis et des syndicats, une jeunesse estudiantine, ouvrière, paysanne, qui se pensait elle-même comme «génération» à l’avenir ouvert, et que les mêmes musiques enflammaient; il y avait la ville, les facs, les cafés enfumés, les places, les rues où tout le monde parlait avec tout le monde, et où chacun tous les jours, à toute heure, dans le rire, la passion, les fleuves de paroles, l’enthousiasme pour une idée, un film, un livre, un disque, faisait sa révolution, dans la façon de s’habiller, de se coiffer, de parler, de se comporter, d’aimer, de jouir… Sous les pavés, il y avait même la plage.
A cette époque, si éloignée qu’on la voit en noir et blanc, il semblait qu’il était réaliste de demander l’impossible, que toutes les utopies pouvaient se réaliser. On ne parlait pas alors en 140 caractères, mais en millions de mots, de tracts, d’affiches, de chansons, de dessins, de graffitis, de manifestes, et les réseaux sociaux étaient les liens réels qu’on tissait en conspirant, en «respirant ensemble», en manifestant, en construisant des lieux de vie, des communautés, des coopératives, en libérant les corps et les esprits, en inventant d’autres rapports entre les hommes et les femmes, en se révoltant contre tous les principes d’autorité et de domination injustes ou illégitimes, en luttant contre l’«impérialisme américain», contre la famille trop oppressive, contre le machisme, contre une école inégalitaire et sclérosée, contre les «institutions totales», pénitentiaires, hospitalières, asilaires, qui punissaient et surveillaient au lieu de guérir ou réinsérer, en hissant partout, tantôt rouge, tantôt noir, le drapeau de la «libération», de toutes les libérations – placées sous un seul principe: «La libération de soi comme condition indispensable de la libération de tous.» Cet ensemble labyrinthique d’expressions, de contestations, de «mouvements», d’agitations culturelles et politiques, d’affrontements aussi, de blessures, d’attentats meurtriers, d’incarcérations, on l’a nommé partout «Mai
68», en France comme en Italie (où il dura dix ans), en Allemagne comme en Californie…
«COMME AVANT»
Depuis –presque un demi-siècle– ce sont plutôt les plus redoutés des cauchemars qui se sont réalisés. Le vieux monde est revenu, avec ses puissances financières gigantesques et ses
«trumpettistes», ses relents de fascisme, de racisme, de xénophobie, d’extrême-droitisation de la pensée, ses murs de la honte qu’on veut rebâtir, ses inégalités toujours accrues, la précarité pour tous, les droits ou les conquêtes sociales sur lesquels on veut revenir… Après Mai, rien n’a été comme avant, ni les manières
d’être, d’écrire, de parler, de communiquer, ni la condition féminine, ni les moeurs, ni la culture – rien. Et pourtant, tout est redevenu
«comme avant» – au point de laisser penser que la société, à l’instar de certaines matières plastiques, a une «mémoire des formes» qui, quels que soient les chocs qu’elle subit, lui fait retrouver son état antérieur. Dès lors, c’est la «grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle» qu’a été le «joli Mai» qui risque de s’effacer du souvenir. Peut-être manquait-il un ouvrage qui soit, en lui-même, dans sa facture, sa composition, «comme Mai 68» – aussi enthousiaste, polyphonique, transversal, contrasté…
Un tel ouvrage existe désormais en français :
la Horde d’or, somme publiée en 1988, puis dans une version amplifiée chez Feltrinelli en 1997. Un livre-culte, sans cesse cité, qui vient d’être traduit et qui, bien qu’axé sur la constellation des «mouvements» politiques et culturels italiens, laisse apparaître de nombreuses analogies avec ce qui s’est passé dans d’autres pays. Il contient à lui tout seul l’«esprit» de Mai, des premières insurrections étudiantes du printemps 68, comparables à celles du Quartier latin à Paris, et des grèves ouvrières de 1969, jusqu’au «Mouvement de 77» et ses trois âmes : l’une pacifiste, anti-autoritaire, luttant pour les droits civils ; l’autre spontanéiste, transgressive, appelant à la «désobéissance civile», attirée par la contre-culture (freaks, indiens métropolitains) ; et la troisième, plus dure politiquement, intransigeante, violente, qui préconisait (et mènera) la lutte armée.
AUTODIDACTE
La Horde d’or est un livre collectif, qui intègre, entre cent autres, les contributions d’Umberto Eco ou de Giangiacomo Feltrinelli, d’Antonio Negri, Rossana Rossanda, Oreste Scalzone, Paolo Virno ou même Ernesto Che Guevara et Mao Zedong. Mais il n’est pas indifférent qu’il soit signé de Primo Moroni et Nanni Balestrini, qui, à la fois, ont été portés par et ont propulsé la «grande vague». Le premier, décédé en 1998, est un intellectuel autodidacte, écrivain et éditeur, qui, avant sa vie politique, connut celle de dresseur de chiens, de danseur de rock et de charleston (il gagna un championnat européen), de «chef de rang» à l’hôtel Negresco de Nice, de détective privé, et qui devint un référent pour l’extrême gauche lorsqu’il fonda à Milan la librairie La Calusca, sorte de «quartier général» où se retrouvaient les militants de toute obédience, et centre national de diffusion de documents sur l’histoire du mouvement ouvrier. Le second, Nanni Balestrini, romancier et poète, est plus connu : brillant exposant de la «néo-avantgarde» poétique (avec Edoardo Sanguineti entre autres) ou prosaïque («Groupe 63»: Alberto Arbasino, Umberto Eco, Giorgio Manganelli…), il utilise dans son oeuvre des techniques expérimentales ou de «collage» qui font se contaminer l’une par l’autre l’écriture poé-