PHILIPPOT, L’AUTRE FRONT
Après la défaite à la présidentielle, désaccords et crispations se multiplient au FN et autour de son numéro 2, ravivant le souvenir des scissions passées.
C’est un cartoon absurde que l’on retrouve souvent sur Internet, car il illustre à merveille certaines actualités. Un personnage souriant est assis dans une pièce en flammes, devant une tasse de café. «This is fine» («tout va bien»), décrète-t-il benoîtement, indifférent à l’incendie qui le menace. «This is fine», telle semble être aussi la devise des dirigeants du Front national, impassibles face aux querelles qui consument leur parti. Trois semaines ont passé depuis le second tour de la présidentielle et la défaite de Marine Le Pen face à Emmanuel Macron: assez pour que le carrosse frontiste reprenne des airs de citrouille. Entre présidente affaiblie et cacophonie sur l’euro, contestation du vice-président Florian Philippot et vie interne sclérosée, c’est un parti blessé qui se dirige vers les élections législatives des 11 et 18 juin. Toutes ces questions, comme la «profonde transformation» du FN promise par Marine Le Pen, ont été renvoyées à un congrès prévu pour le début de l’année prochaine. Mais la grande explication n’attendra sans doute pas aussi longtemps : ces derniers jours, les signes de désaccord se sont multipliés, ranimant le souvenir des scissions dont le parti est coutumier (lire aussi page 4).
«Ça va être la curée»
Il est revenu à l’un des économistes du parti, Jean-Richard Sulzer, de formuler publiquement ce que beaucoup au Front national ne disent qu’à voix basse. «Florian Philippot veut être calife à la place du calife, il ne se rend pas compte qu’il n’est pas très populaire au sein du
FN», a déclaré mardi au Figaro ce conseiller régional des Hauts-deFrance, membre du bureau politique du parti. Comme le secrétaire général Nicolas Bay, quelques jours plus tôt, Jean-Richard Sulzer qualifie de «chantage malvenu» les menaces de départ agitées par Florian Philippot, si le FN renonçait à la sortie de l’euro. Quant au lancement par ce dernier d’une association baptisée les Patriotes, «boîte à idées» pour la refondation du parti, Jean-Richard Sulzer y voit tout bonnement un motif d’exclusion : «Je ne dis pas “partez’’, mais “vous êtes parti”. Il s’est placé de lui-même hors des statuts du FN.» Ces propos reflètent l’opinion d’une frange de l’appareil. Nourries par la lourde défaite du 7 mai, les contradictions internes du FN approchent ces jours-ci de leur point d’ébullition. «On est dans une Cocotte-minute», résume un membre du bureau politique, qui promet de s’exprimer ouvertement, lui aussi, après les législatives : «Ça va être la curée, tous contre un. De toute façon, on va tous dans le mur. Autant ne plus s’excuser, après chaque élection, d’une ligne qu’on ne partage pas. La seule inconnue, c’est l’attitude de Marine Le Pen. Jusqu’où laissera-t-elle faire ?» Mercredi sur LCP, celle-ci a soutenu son bras droit, soulignant «la plus-value qu’il
a apportée» et qualifiant ses critiques «d’individualités qui ne représentent qu’eux-mêmes». Difficile, il est vrai, de prédire le développement de cette contestation. «On les connaît, les gens qui promettent de gueuler et ne le font jamais, soupirait, il y a quelques semaines,
un opposant désabusé. Ils sont tenus par les postes et les investitures, et c’est sans fin : il y aura toujours une élection à venir. J’en vois déjà qui se placent pour les européennes de 2019.» Mais en grevant les perspectives de croissance du mouvement, en poussant à leur comble les frustrations internes, la défaite de Marine Le Pen aura peut-être changé la donne.
«Sectarisme»
Plus complexe qu’il n’y paraît, la crise se déploie sur plusieurs niveaux. Le premier est bien connu : c’est celui de la ligne du mouvement, notamment en matière économique. «Les Français ont rejeté en bloc la sortie de l’euro, il faut
en prendre acte», a jugé l’eurodéputé FN Bernard Monot après la présidentielle. Largement partagé en interne, ce jugement s’oppose à celui de Florian Philippot pour qui, «sans monnaie nationale, pas de patriotisme économique, pas de contrôle possible de notre démocratie». Quant à Marine Le Pen, elle a envoyé ces derniers jours des signaux ambigus. Déclarant vouloir «tenir
compte» de l’inquiétude suscitée par son projet, mais évoquant aussi un simple besoin de «pédagogie», pour que «les Français ne soient pas terrorisés par la souveraineté monétaire». Résultat : un discours plus confus que jamais, responsabilité d’une Marine Le Pen incapable ou peu désireuse de trancher ellemême la question.
Mais si la ligne Le Pen-Philippot provoque bien des crispations, elle n’explique pas tout. Derrière le stratège Philippot, c’est le personnage que dénoncent ses adversaires, l’accusant de pratiques claniques et de refuser l’expression des nuances internes.
«Moi, je n’ai aucun problème avec la stratégie : à peu de choses près, elle est parfaite, souligne un
élu. Le problème, c’est le sectarisme d’un Philippot renfermé sur sa petite cour, qui l’enfonce dans sa suffisance. On en a marre que de bons éléments soient laissés sur la touche juste parce qu’ils ne roulent pas pour lui.» L’intéressé, lui, n’a que mépris pour les plaintes et les lubies de ses critiques, jugés bien incapables de faire progresser l’idéal «patriote». Derrière ces débats, c’est toute l’organisation du parti qui est mise en cause, à commencer par un manque criant de démocratie interne. A l’autocratisme de Jean-Marie Le Pen, largement repris par sa fille, s’ajoute l’actuelle suspension des instances régulières du FN. «C’est le coup d’Etat permanent : comme Jean-Marie Le Pen, président d’honneur, en est membre de droit, le bureau politique ne s’est plus réuni depuis décembre, s’étrangle l’un de ses
membres. Pendant ce temps, Philippot s’agite trois fois par jour dans les médias.» Quant au comité central (sorte de parlement du FN), il a été renouvelé en 2014… et jamais convoqué depuis. Voilà donc le mouvement réduit à son caricatural centralisme, sous l’autorité d’une Marine Le Pen entourée d’obligés et présumée infaillible. «Si elle a beau-
«Si Marine Le Pen a beaucoup déçu, c’est parce qu’elle a d’abord été idéalisée par ceux qui voyaient en elle un être surhumain.» Un proche de la présidente du FN
coup déçu, c’est parce qu’elle a d’abord été idéalisée par ceux qui voyaient en elle un être surhumain», juge un proche.
Sous la contrainte
A travers son symbolique vice-président, c’est donc le marinisme et ses promesses rompues qui sont mises en question. Sur fond, qui plus est, d’affaires judiciaires lourdes de menaces pour le FN, à court et moyen termes. Le Pen saura-telle faire évoluer son parti ? Elle n’y a consenti, ces derniers temps, que sous la contrainte des événements: n’excluant son père qu’après un énième dérapage ; n’ouvrant un timide débat interne – vite refermé – qu’au lendemain de la défaite des régionales en 2015 ; n’envisageant qu’après la déroute du 7 mai une
«transformation» encore bien vague. A cette présidente indécise, le conflit en cours offre une nouvelle occasion de choisir entre deux voies pour son mouvement. Il n’y en aura peut-être pas beaucoup d’autres.