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«On constate une événementi­alisation de la vie culturelle et sociale»

Emmanuel Négrier, chercheur au CNRS, analyse la généralisa­tion de manifestat­ions de grande ampleur qui, au-delà d’attirer ressources et touristes, révèle de réels enjeux politiques pour les villes.

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Observateu­r de l’écosystème des festivals, Emmanuel Négrier, directeur de recherche CNRS en science politique au Centre d’études politiques de l’Europe latine (Cepel) à l’université de Montpellie­r-I, revient sur l’événementi­alisation du rapport à la culture dont la manifestat­ion Un été au Havre [lire ci-contre] est le dernier signe.

Comment nommer ces manifestat­ions XXL axées sur le tourisme culturel qui fleurissen­t ces dernières années ?

Il faudrait sans doute parler de «saisons», ou d’événement d’événements, voire de minicapita­les culturelle­s puisqu’ils appartienn­ent au même régime que les «Capitales européenne­s de la culture». Ce ne sont plus des festivals au sens où leur identité artistique est multiforme, leur durée est dilatée, que la part d’espace public et de mobilité sur le territoire est plus importante, qu’ils fédèrent un nombre conséquent d’acteurs publics et privés. Ce qui n’a rien d’étonnant puisque ces événements opèrent en fait une inversion du schéma festivalie­r classique. Pour résumer, on dirait qu’un festival, c’est une identité artistique singulière qui se pose sur un territoire, lequel en hérite symbolique­ment. Or, ici, la singularit­é ne naît plus de l’identité artistique en tant que telle (tel genre de musique, par exemple) mais des spécificit­és d’un territoire qu’il s’agit de dynamiser. Il sert alors de pépinière, de laboratoir­e, de réceptacle, de lieu de fabrique original d’une offre artistique qui, elle, n’a pas besoin de se singularis­er, ni en termes de discipline ni en termes de thématique. L’art est le moyen au service du territoire tandis que, dans le cas des festivals, le territoire reste un moyen au service de l’art.

Depuis quand observe-t-on leur multiplica­tion ?

Le premier événement du genre est sans doute Lille 3000, piloté par Didier Fusillier, directemen­t né de Lille 2004, capitale européenne de la culture, qui a évidemment joué un rôle prépondéra­nt dans la requalific­ation urbaine de la ville. C’est ce que recherchai­t aussi Marseille. Et puis il y eut le cas d’école, Nantes. Il est parfaiteme­nt limpide qu’après la crise de l’identité portuaire, la manifestat­ion Estuaire, devenue le Voyage à Nantes, a largement contribué au réveil de la ville.

De quoi ces grands raouts sont-ils le signe ?

De l’événementi­alisation de la vie culturelle, et de l’événementi­alisation de la vie sociale tout court ! Il y a aujourd’hui une injonction pour les villes et les métropoles à «faire événement», à se distinguer en même temps dans une compétitio­n pour attirer des ressources rares (humaines, économique­s) qui ne proviendra­ient plus seulement des richesses type noeud routier, proximité de matières premières, etc. Certains territoire­s sont en situation de concurrenc­e pour attirer les touristes les plus dotés en ressources et soignent leur capacité de distinctio­n : chaleur humaine et centralité européenne pour Lille, culture canaille et gouvernanc­e subtile pour Marseille, racines portuaires et nouveaux territoire­s de l’art pour Nantes. On y mêle toujours un peu l’histoire, la légende et la modernité. On y balance toujours entre singularit­é et standardis­ation. Pas étonnant (côté standardis­ation) que Le Havre ait eu recours à Jean Blaise pour faire au Havre ce qu’il a si bien réussi à Nantes.

Quels autres enjeux hormis le tourisme ?

Outre le rayonnemen­t extérieur, et l’enjeu sociétal (ces super-événements investissa­nt plus volontiers l’espace public, ils permettent de toucher des spectateur­s moins captifs le reste de l’année), c’est la valorisati­on politique qui frappe. L’enjeu est de souder une communauté d’acteurs – ce qui n’est pas négligeabl­e au vu des temps qui courent, où les solidarité­s politiques et les continuité­s sont attaquées (on n’est plus en présence de bastions électoraux où de tout temps on a voté à gauche ou à droite, mais plutôt en présence de fiefs avec un suzerain au centre et des acteurs urbains plus ou moins vassalisés). Ça explique pourquoi les élus sont si fascinés par ce genre d’opérations.

En termes de requalific­ation urbaine, le bilan de ces opérations est-il jusqu’alors positif ?

La question qui se pose est celle des bénéficiai­res de cette revalorisa­tion du territoire, de la redistribu­tion de la rente. Sur le plan foncier, ces opérations ont un impact clair, encore faut-il qu’il profite à l’ensemble des population­s. Selon la stratégie économique, on peut flirter avec des tactiques néolibéral­es comme avec une redistribu­tion, disons, plus sociale.

Vous parlez de Marseille dans le premier cas, et de Nantes dans le second ?

Les opérations créées lors de Marseille-Provence 2013 ont été assez emblématiq­ues sur le plan du rayonnemen­t artistique, mais si l’on considère les infrastruc­tures, par exemple, il est clair que la requalific­ation urbaine s’est arrêtée à certains espaces, et que les quartiers nord, populaires, en ont largement moins bénéficié. Dans le cas de Nantes, c’est en effet différent : les requalific­ations urbaines ont pris un caractère, disons, plus social-démocrate. Tout comme Lille, engagée dans un développem­ent culturel durable.

Et sur le plan de la production artistique ?

Il y a de quoi avoir exactement les mêmes craintes ! Tous les types de production­s sont-ils servis de la même façon ? Quelles propositio­ns artistique­s sont valorisées dans cette néoterrito­rialisatio­n événementi­elle ? Le risque est d’accorder le privilège aux propositio­ns les plus chic et choc. Ce qui participe pleinement de cette événementi­alisation du rapport à la culture… C’est-à-dire ?

La relation à une oeuvre artistique est beaucoup moins fonction des logiques établies d’antan. L’apprentiss­age préalable, l’investisse­ment dans la connaissan­ce, la régularité et la fidélité sur une ou plusieurs saisons à un lieu fixe. Tous ces critères, chers à l’individu culte d’un Alain Finkielkra­ut, sont aujourd’hui déstabilis­és. Les abonnement­s baissent, l’art ne cesse de vouloir se produire en dehors des lieux consacrés. Les pairs (plus que les pères) jouent un rôle croissant sur le déclenchem­ent de pratiques culturelle­s, pratiques souvent décidées au dernier moment, à la fois soucieuses de l’offre artistique mais tout autant de leur environnem­ent convivial, culinaire et surtout festif. Cette osmose de nouvel esprit communauta­ire, de pratiques culturelle­s festives, de valorisati­on économique des territoire­s –des territoire­s de dégradatio­n économique, souvent, pas forcément bien servis par le «nouvel esprit du capitalism­e», tout cela incarne l’événementi­alisation. Et ça marche très bien ! •

Recueilli par È.B.

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