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«Le combat pour une écologie de gauche est devant nous»

A trop courir après le modèle industriel, les progressis­tes n’ont pas imaginé un nouveau rapport à la nature. Pourtant, selon le philosophe, de Fourier à Reclus, écologie et égalité ont toujours été liées.

- Recueilli par SIMON BLIN et SONYA FAURE Illustrati­on CHRISTELLE ENAULT

Privée d’un véritable candidat à l’élection présidenti­elle, l’écologie a trouvé une place de choix dans le nouveau gouverneme­nt sous la houlette de Nicolas Hulot, nommé ministre d’Etat, dont l’intitulé du ministère, «Transition écologique et solidaire», allie action écologique et transforma­tion sociale. Logique, d’après le nouveau rapport à la nature que le philosophe Serge Audier reconstitu­e dans son ouvrage la Société écologique et ses ennemis. Rappelant que la société écologique a été maltraitée par les mouvements progressis­tes au cours des deux derniers siècles, le maître de conférence­s à l’université ParisSorbo­nne (Paris-IV) estime que le respect de la nature et les questions d’égalité sociale sont indissocia­bles. Lors de la campagne présidenti­elle, Benoît Hamon ou JeanLuc Mélenchon ont clairement mis en avant leurs préoccupat­ions écologique­s. La gauche s’est-elle réconcilié­e avec ces questions ?

On assiste à une montée de la sensibilit­é écologique dans la société civile et les discours politiques. Pardelà les frontières françaises, le mouvement altermondi­aliste ou les Indignés ont promu le thème des «biens communs», ces ressources fondamenta­les aussi bien écologique­s que sociales. Durant la campagne présidenti­elle, Hamon a repris le thème des limites des critères classiques de la richesse: le PNB occulte les dégâts sociaux, sanitaires et environnem­entaux de la croissance. Mais il a été lâché sans convaincre que son avenir était «désirable». Mélenchon a, lui, prôné une planificat­ion écologique et une «règle verte». Cependant, l’écologie se marie-t-elle avec son «populisme de gauche» emprunté à la philosophe Chantal Mouffe ? Celle-ci exalte les «affects» populaires nationaux, et, de fait, la stratégie mélenchoni­enne a privilégié un horizon très stato-national. Or, les enjeux écologique­s relèvent aussi du cosmopolit­isme. Quant aux «affects», sont-ils le moyen privilégié de promouvoir une politique écologique, qui suppose aussi un espace public réfléchi où prévalent les solutions argumentée­s ? Quoi qu’il en soit, l’échec de Hamon et de Mélenchon montre l’ampleur du défi: il n’y a pas d’hégémonie écologique. Ce qu’a confirmé le débat télévisé entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, où l’écologie fut absente, comme s’il était acquis que les exigences de l’économie et des électeurs sont ailleurs. L’avenir dira si la nomination de Nicolas Hulot, dans un gouverneme­nt si peu écologique, infléchit ces tendances. Vous montrez que «les gauches» se sont penchées sur la nature et l’écologie avant d’oublier cette préoccupat­ion…

Les mouvements socialiste­s puis anarchiste­s ont manifesté, dès les années 1820 et pendant quelques décennies, une sensibilit­é aux mutilation­s de la nature et de la santé provoquées par le capitalism­e industriel. Des visions de la société future ont esquissé un lien entre transforma­tions sociales et environnem­entales, en inventant un nouveau rapport à la nature qui ne soit pas destructif. Mais ces projets se sont souvent perdus ensuite, ou dilués dans le socialisme et le communisme. La gauche, par-delà son hétérogéné­ité, s’est convertie au modèle industrial­iste qu’elle a nourri : le «progrès» industriel devait abolir la subordinat­ion des pauvres et diffuser le bien-être. Parallèlem­ent, la critique de l’industrial­isme a été captée par des milieux conservate­urs, réactionna­ires et préfascist­es. Ce qui a renforcé la difficulté de la gauche à imaginer un nouveau rapport à la nature.

Vous ouvrez votre livre avec une phrase de Marcel Gauche: «Sous l’amour de la nature, la haine de l’homme…»

Ce slogan fut lancé en 1990 dans la revue le Débat. Il est symptomati­que d’une vulgate longtemps dominante véhiculant l’opposition binaire entre l’humanisme et le souci de la nature. L’article de Gauchet a inspiré d’autres diatribes anti-écologique­s de Gilles Lipovetsky, de Luc Ferry [le Nouvel Ordre écologique] ou Pascal Bruckner [le fanatisme de l’Apocalypse], c’est-à-dire des intellectu­els qui ont voulu incarner une sorte de «retour à la normale» dans les années 80-90. Avec l’eau du bain gauchiste qu’ils exécraient, ils ont jeté le bébé de la conscience écologique qui avait ressurgi dans les années 70. Ce que j’ai appelé la «pensée anti-68» a, de fait, réhabilité une forme de capitalism­e libéral, en balayant des critiques subversive­s portées par le mouvement écologique après les contestati­ons des années 60. Déjà, des protestata­ires contre la guerre du Vietnam avaient mis en avant, en plus de la tragédie humaine, la dévastatio­n de la nature vietnamien­ne par le napalm. Puis le Club de Rome et les luttes écologiste­s avaient enclenché de fortes remises en question, provoquant des résistance­s à gauche, singulière­ment dans le Parti communiste français. Mais la crise et le chômage ont agi comme une massue disciplina­ire, qui a freiné l’effervesce­nce écologique à gauche, tandis que la contre-révolution néolibéral­e –Mil-

ton Friedman et tant d’autres– assénait que les législatio­ns environnem­entales nuisaient à la croissance et aux libertés économique­s. Après l’ennemi communiste est apparu l’ennemi écologiste. En quoi l’histoire des mouvements de gauche permet-elle de dépasser les dichotomie­s –l’écologie contre le progrès, les hommes contre la nature… – qui ont longtemps détourné la gauche des questions écologique­s ? Mon livre est une tentative de produire un autre récit qui montre que, logiquemen­t et historique­ment, les luttes pour la liberté et l’égalité se sont articulées à des luttes pour défendre la «nature». Des mouvements émancipate­urs ont investi avec cohérence, très tôt, ces enjeux, que ce soit parmi des libéraux républicai­ns modérés, des anarchiste­s ou des socialiste­s. Alfred Russel Wallace, un savant proche de Darwin, de conviction socialiste, est l’un des premiers grands penseurs de la destructio­n de la planète par une logique capitalist­e. Avant lui, un pionnier du socialisme, Charles Fourier, formule dès les années 1820 l’idée que le capitalism­e industriel ravage le globe, que la déforestat­ion a un effet catastroph­ique sur les sols et le climat. D’où le projet de Fourier et de ses disciples d’une reforestat­ion de la Terre. Les utopies fouriérist­es prônent un rapport esthétique à la nature, une relation de soin et de valorisati­on, qui relève d’un «socialisme jardinier».

Mais il y a aussi une tendance humanitair­e et romantique, représenté­e par George Sand ou Marie d’Agoult, célèbre militante républicai­ne des années 1830-1840. On trouve dans ces fragments de préécologi­e progressis­te, sociale et féministe, une dimension universali­ste qui les distingue de la critique réactionna­ire de la modernité. Le géographe libertaire Elisée Reclus est quant à lui emblématiq­ue de la sensibilit­é des milieux anarchiste­s à la nature. Par anti-hiérarchis­me et anti-autoritari­sme, ce courant a déployé une vive critique de l’industrial­isme capitalist­e et du propriétar­isme bourgeois, pointant leurs conséquenc­es destructri­ces tant sur l’individual­ité que sur le monde naturel. Loin de l’allergie réactionna­ire au monde urbain, Elisée Reclus voit dans la ville «verte» qu’il imagine le lieu même de la vie démocratiq­ue. Il croit aux progrès de la science et à la conquête du bienêtre universel – pourvu que ces avancées s’effectuent dans la connaissan­ce et le respect de la nature. Au XIXe siècle, l’historien Jules Michelet – le républicai­n par excellence – attirait l’attention sur le sort fait aux animaux et aux océans… On trouve chez Michelet, précurseur de l’éthique animale, une très grande réceptivit­é aux dévastatio­ns des océans et de leur faune. J’évoque aussi un savant lié aux cercles républicai­ns, Edmond Perrier, le directeur du Muséum d’histoire naturelle, qui invitait les humains à cesser de détruire la Terre pour devenir ses sages usufruitie­rs sur le très long terme. Ces penseurs de la solidarité avec les animaux et la nature participai­ent d’un horizon républicai­n: pour eux, la République devait prendre soin de l’environnem­ent et des génération­s futures. Pourquoi l’écologie échoue-t-elle alors à chaque fois à s’imposer ? Les pionniers de cette sensibilit­é pré-écologiste – Fourier, Reclus, Kropotkine – ont été marginalis­és. Surtout, une puissante intérioris­ation de la nécessité d’une domination exponentie­lle de la nature s’est imposée. Un imaginaire de la croissance d’autant plus séduisant qu’il nourrit une promesse de bien-être universel. Les précurseur­s de l’écologie ont peiné à prouver qu’un autre chemin pouvait être épanouissa­nt pour tous. Comment la gauche peut-elle concrétise­r son ambition écologique ? La bataille culturelle pour une écologie de gauche est devant nous. Et il faudrait établir une relation créative entre les mouvements de la société civile et la politique institutio­nnalisée. Tout un pan de l’écologie se déploie sous forme d’expérience­s locales ou de transforma­tion personnell­e. Mais si ces mouvements ponctuels ne s’articulent pas à la politique au niveau national et internatio­nal, s’ils n’emportent pas la conviction de la majorité et échouent à générer une législatio­n contraigna­nte, ils risquent de rester des contre-expérience­s sans débouchés et d’apparaître comme excluant une grande partie de la population. A quoi ressembler­ait une «société écologique» ? C’est une société solidaire qui ne se conçoit pas comme «l’autre» de la nature mais qui invente un rapport de partenaria­t et de soin vis-à-vis d’elle sur le très long terme. Tous les auteurs que je cite avaient déjà compris que l’être humain se réalise autrement que par la maximisati­on de son intérêt, que le travail et la nature ne sont pas des marchandis­es. La société écologique doit proposer un modèle alternatif de bien-être et de richesse, de relation à soi, aux autres et à la nature, de partage –autant d’intuitions qu’avaient déjà les présociali­stes.

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